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on reprochait encore à Elliot d’avoir proclamé bien haut avant son départ que le jour où il quitterait définitivement Munich serait le plus heureux de sa vie.


II

Autant la cour de l’électeur Maximilien paraissait à Pöllnitz galante et polie, autant les amis du plaisir avaient toujours dû trouver celle de Frédéric le Grand triste et maussade. Même au temps de sa jeunesse, ce roi philosophe avait toujours manifesté une horreur profonde pour les fêtes et pour les dépenses dont elles étaient l’occasion. S’il répandait l’argent à pleines mains quand il était question de pourvoir à l’entretien de son armée ou aux travaux du nouveau Sans-Souci, en revanche il se montrait d’une avarice sordide quand il s’agissait de faire face aux moindres frais de représentation, mesurant lui-même la quantité d’huile et de chandelles qui devait être employée, et s’emportant contre les domestiques qui allumaient trop tôt les lumières. L’âge, la sauvagerie croissante et par-dessus tout la nécessité de combler les vides faits dans le trésor par les dépenses excessives de la guerre de sept ans n’avaient pas médiocrement contribué à augmenter ses habitudes parcimonieuses. Rien n’égalait la tristesse et l’abandon du palais de Schönhausen, où la reine de Prusse, épouse négligée et docile du plus impérieux des maris, attendait les rares visites dont son seigneur et maître voulait bien l’honorer. Durant l’ambassade d’Elliot, il n’y avait qu’une fois par an grande réception à Schönhausen ; c’était le jour de naissance de la reine. Ce jour-là, Frédéric quittait par extraordinaire ses bottes et son uniforme pour chausser des bas de soie noire qui, n’étant pas attachés au genou, formaient des bourrelets autour de ses jambes, et pour endosser un habit de cérémonie bleu de ciel ou rose tendre. Dans cet accoutrement, il se tenait debout auprès de la reine, et voyait défiler devant lui les femmes de la cour, faisant à haute voix des réflexions sur les ravages plus ou moins grands dont le temps avait offensé leurs charmes. Ce jour excepté, bien peu de visiteurs venaient troubler la solitude de Schönhausen. Parfois la reine faisait à quelques habitans de Berlin l’honneur de les convier à s’asseoir à sa table ; mais, grâce à l’exiguïté des sommes allouées au grand-maître de sa maison, l’ordinaire du dîner royal, bien différent de ceux que Frédéric se faisait servir à lui-même, était si modeste que les invités avaient soin de commander à Berlin un bon souper, pour apaiser au retour leur appétit mal satisfait. Sur la fin même, ces invitations étaient devenues si rares qu’un Français qui séjournait à Berlin en