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charges, on ne connaissait point de moyen plus sûr et plus expéditif pour ruiner un homme que deux ou trois ambassades. On envisageait pourtant de bonne grâce cette extrémité, dont nos pères prenaient leur parti avec plus de gaîté que nous, et on allait bravement jusqu’au bout de ses ressources. Le service du roi l’exigeait ainsi. On eût trouvé pédant d’écrire de trop longues et trop fréquentes dépêches ; mais on aurait cru manquer aux devoirs de son emploi, si l’on n’avait mené grand train et galante vie. Tout cela était beaucoup moins frivole et beaucoup plus calculé qu’on ne pourrait le croire. Au XVIIIe siècle principalement, presque tous les pays de l’Europe étaient ainsi gouvernés, que les conseils des ministres se tenaient dans les salons. C’était donc là qu’il fallait avant tout acquérir de l’influence, du prestige, et comment y prétendre, si dans ces salons on ne faisait soi-même brillante figure ? Les événemens n’avaient point alors cette brusquerie qui de nos jours déconcerte l’attente et déjoue les prévisions. Au lieu d’éclater comme des coups de théâtre, ils se dégageaient d’une situation donnée comme d’une pièce bien conduite se dégage le dénoûment. Aussi, sous peine de se trouver surpris, fallait-il suivre d’un œil vigilant la marche de la pièce, attentif à s’éclairer des moindres indices, prompt à saisir, dès qu’on le voyait apparaître, le fil le plus ténu d’une trame qui s’ourdissait peut-être devant vous et contre vous. Pour s’aider dans cet art véritablement divinatoire, rien de ce qui fait le succès de l’homme du monde ne demeurait absolument inutile au diplomate, pas même le don de plaire et d’inspirer, de tendres sentimens. Si la main d’une femme avait noué la chaîne de quelque intrigue, quel triomphe plus grand que de ravir au désordre d’un entretien passionné la révélation d’un secret d’état ?

Il ne faudrait pas cependant s’imaginer que l’observance de ces faciles préceptes remplît tout entière la vie d’un diplomate. Cette vie avait aussi ses jours de crise et de bataille. Parfois un accident imprévu troublait l’ordre et la succession naturelle des événemens. Il fallait alors prendre un parti, et le prendre avec rapidité. La rareté des communications laissait souvent sans instructions récentes ; l’éloignement empêchait d’en recevoir à temps de nouvelles. Agir toutefois était urgent, et c’est ainsi que les décisions les plus graves se trouvaient prises, les affaires irrévocablement engagées, par le fait et sous la responsabilité d’un seul homme s’aventurant au loin sans ordres et sans conseils. C’étaient là de grandes et fortes émotions qui devaient retremper les âmes, et dont la seule attente suffisait à prévenir l’insouciance ou l’affaissement.

Les habitudes de la société moderne tendent de plus en plus à modifier ce régime. De nos jours, la diplomatie est devenue une