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ces dîmes, que la victoire des Serbes a supprimés, et que le sultan a oublié de remplacer par un revenu ou par une paie, » le voyageur signale une différence déjà visible à cette date entre les Turcs de Belgrade et ceux des autres forteresses. « Pauvres et en petit nombre au milieu d’une population étrangère, les Turcs à Semendria et à Orschova ont senti leur faiblesse et s’y sont résignés. Ils ont abjuré cet orgueil ottoman qui les avait rendus odieux aux Serbes, et ils vivent en bonne intelligence avec leurs anciens sujets, devenus aujourd’hui les arbitres de leur sort. Aussi la haine des Turcs devient chaque jour moins vive en Serbie, car des Turcs les Serbes ne haïssaient que la tyrannie ; il y a du reste dans les mœurs simples et guerrières des Turcs quelque chose qui convenait au caractère des Serbes, A Belgrade, dit-on, les Turcs ne se sont pas résignés à leur faiblesse. Ils sont plus pauvres peut-être et plus misérables encore qu’à Semendria et à Orschova ; mais ils sont plus fiers[1]… » Rien de plus juste. M. Saint-Marc Girardin écrivait cela en 1836, et pendant les trente années qui ont suivi, jusqu’au jour où le fils de Milosch a eu l’honneur de faire rendre à la Serbie la garde de ses forteresses, on a vu ces Turcs de Belgrade accroître sans cesse leurs positions en dehors des lieux qu’on leur avait assignés, empiéter dans la ville sur les quartiers voisins, s’emparer de plusieurs portes, y mettre des sentinelles, s’établir même dans la campagne, si bien que les occasions de conflit pouvaient se produire à chaque instant. Tout cela devait aboutir au bombardement de Belgrade en 1862.

Dès l’époque où nous sommes parvenus dans ce récit, on pouvait pressentir une catastrophe à voir l’irritation des Turcs éclater de temps à autre par de stupides violences. Le 7 juin 1858, dans la soirée, M. de Fontblanque, consul-général d’Angleterre à Belgrade, est assailli par un soldat turc, et, sans le secours de quelques Serbes, il serait tombé sous les coups de l’assassin. A la suite de cet acte sauvage, le consul arbore son pavillon. Les Turcs, irrités de ce rappel à l’ordre, envoient une dizaine de soldats pour abattre le drapeau anglais. L’Angleterre, si insolemment outragée, aurait pu exiger une réparation éclatante ; elle se contenta de demander le changement de la garnison de Belgrade et le jugement des coupables devant les tribunaux de Constantinople. Peu de temps après, le nouvel ambassadeur du cabinet de Londres auprès du sultan, sir Henry Bulwer, passait par Belgrade en se rendant à son poste ; il fit saluer son pavillon par le canon de la forteresse, et toute la garnison turque, aussi bien que les troupes serbes, vint lui

  1. Saint-Marc Girardin, Souvenirs de voyages et d’études, 1 volume. Paris 1852, p. 195-194.