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prononcés, au regard sombre et fier, la tête nue et couronnée par une natte de cheveux gris tressés de petits rubans noirs : telle était la princesse serbe. Ses bras vigoureux étaient découverts jusqu’aux coudes, d’où flottaient, pour tout ornement, des manchettes de dentelle de couleur noire comme le reste de son costume, plutôt d’une religieuse que d’une princesse régnante, car c’est elle qui régnait en effet ou qui essayait de régner au milieu des périls sous le nom de son fils. Elle me fit un salut plein de grâce et de noblesse, et me pria de m’asseoir auprès d’elle. — Je sais, monsieur, me dit-elle, que vous êtes un Français chargé par votre gouvernement de venir voir ce que les Turcs font ici des chrétiens… Pas ici, reprit-elle, car nous sommes chez nous, et nous ne nous laisserions pas faire. Je suis bien aise de vous voir. Vous allez juger de ce que les barbares ont fait en Bulgarie. Vous ne saurez pas tout, mais vous en verrez assez pour que l’Europe apprenne la vérité. Ah ! si tous ces hommes n’étaient pas des femmes, ou s’ils étaient des femmes comme moi, notre religion serait bientôt débarrassée de ses oppresseurs. Vos femmes sont bien heureuses en Europe ! On ne les insulte pas, on ne les outrage pas impunément ; mais est-ce qu’on ne leur parle jamais de ce que souffrent les femmes chrétiennes de l’Orient ? Est-ce que les Serbes ne sont pas vos frères ? — Il est impossible de rendre l’expression des traits de cette noble femme et surtout le son de sa voix pendant cette allocution saisissante… La conversation continua sur ce ton pendant près d’une heure, et sa ferveur était si vive que je craignis de l’exciter jusqu’à l’exaltation en demeurant plus longtemps. Je lui donnai des nouvelles du prince Milosch, que j’avais vu à Vienne. — De mon maître, dit-elle tristement. Il doit bien s’ennuyer ! — Et elle me congédia avec la majesté bienveillante et naturelle d’une reine[1]. »


Rien de plus noble assurément que cette sympathie de la princesse Lioubitza pour les chrétiens de Bulgarie ; il faut reconnaître pourtant que la princesse jouait gros jeu, si des vues politiques se mêlaient à ses généreuses ardeurs. M. Blanqui a-t-il raison de nous la représenter, dans sa résidence de Belgrade, « séparée par une simple cloison de bois des appartemens de son fils, qu’elle surveillait d’un regard sombre et triste, comme l’usurpateur du trône.de son père ? » Des informations précises nous manquent sur ce point délicat ; mais certainement, si la femme de Milosch en soutenant les chrétiens bulgares avait songé aux intérêts des Obrenovitch, elle hasardait sur une telle entreprise ou bien la restauration de son mari ou la ruine de son fils. C’était tout ou rien. Malheureusement on n’était plus près de la ruine de Michel que du retour de Milosch. La Serbie se désorganisait. A l’inexpérience du chef ajoutez les

  1. Voyage en Bulgarie pendant l’année 1841, par M. Blanqui, membre de l’Institut de France ; 1 vol. Paris 1843, p, 69-71.