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désespérés des Bulgares. Elle voulut même engager son fils dans cette insurrection. Les ministres du prince résistant à cette politique aventureuse, Lioubitza conçut le dessein de les renverser, après quoi, rappelant son mari ou dominant son fils, elle eût mis les forces de la Serbie au service de la révolution bulgare. C’était toute une conspiration. Le frère de la princesse, Gaya Voukomanovitch, était à la tête des conjurés. Les détails nous manquent sur ce singulier épisode ; nous savons seulement que le complot fut découvert et que le prince Michel se trouva sur le point de faire arrêter sa mère afin de protéger ses ministres.

Les observations d’un voyageur français qui visita Belgrade au lendemain de ces mystérieux événemens nous aident à les comprendre. Lorsque M. Blanqui, en 1841, entra dans le konak du prince Michel, il fut surpris de trouver « un jeune homme de dix-neuf ans, grand, pâle, timide, dont la contenance trahissait à un très haut degré l’embarras et l’ennui. » Il parlait peu, s’exprimait lentement et par monosyllabes. « Était-ce défiance de lui-même ou contrainte ? ajoute M. Blanqui. Je l’ignore. L’entretien ne fut pas long, et je m’aperçus bientôt que le véritable souverain du pays n’était pas devant moi ; mais il n’était pas loin. Au moment où j’entrais dans le salon du prince, j’avais vu s’ouvrir et se refermer mystérieusement la porte d’un appartement contigu au sien : c’était celui de sa mère, la princesse Lioubitza, femme de Milosch. » M. Blanqui avait bien vu ; seulement il ne pouvait s’expliquer comme nous l’embarras du jeune prince sous les yeux de sa mère. Il y avait ici autre chose que la timidité d’une âme douce dominée par un génie ardent et résolu ; comment ne pas y remarquer avant tout la tristesse du jeune chef, qui, voulant faire son devoir, est obligé de résister à la personne la plus noble, la plus digne d’amour et de respect ? On s’explique aisément le sombre ennui du prince Michel quand on le voit entre ses ministres et sa mère, les uns lui affirmant qu’à secourir les Bulgares il perdra la Serbie, l’autre, en son exaltation, lui reprochant la mort des chrétiens bulgares égorgés par les Turcs. Dès qu’il s’agissait des chrétiens d’Orient et de l’oppression musulmane, la princesse Lioubitza était en proie à une fièvre sainte : Écoutons M. Blanqui.

« Cette femme héroïque, qui a joué un si grand rôle dans l’histoire de la Serbie, me reçut avec une sorte d’effusion pleine de dignité, d’empressement et de curiosité. Elle savait que j’avais pour mission de venir constater la situation des chrétiens, de la Bulgarie, et son horreur des Turcs lui faisait supposer qu’un chrétien comme elle ne pouvait pas avoir moins de haine pour eux. Qu’on se figure une femme de cinquante ans, d’une physionomie martiale, rêveuse et austère, aux traits fortement