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occupait le trône depuis trente et un ans, succombe à la maladie qui le dévorait[1].

Les voilà donc emportés à la fois, celui-ci par une révolution, celui-là par la mort, ces deux hommes si différens que rapprochaient des analogies singulières, et qui, placés dans des camps ennemis, éprouvaient l’un pour l’autre une sorte d’admiration et de respect. Que Milosch, en arrachant à Mahmoud l’indépendance de la Serbie, ait conçu la plus haute idée du padischah devenu son suzerain, il n’y a pas lieu d’en être surpris ; on s’étonnerait davantage que l’altier padischah ait éprouvé des sentimens de sympathie pour l’ancien porcher des forêts serbes, si l’on ne se rappelait quelles épreuves furent infligées à Mahmoud pendant la longue durée de son règne. Le sultan giaour avait vu l’empire ottoman menacé de disparaître au moment même où, d’une volonté si forte, d’une main si terrible, il accomplissait les réformes destinées à en retarder la chute. C’est sous lui qu’avait commencé le démembrement de l’empire. A Bucharest en 1812, à Andrinople en 1828, à Londres en 1830, ses représentans avaient dû faire des sacrifices immenses pour sauver Constantinople. Tour à tour adversaire ou allié de la Russie et plus menacé peut-être par la protection du tsar que par son hostilité directe, tour à tour défendu par Méhémet-Ali contre une partie de l’Europe ou par une partie de l’Europe contre Méhémet-Ali, le sultan Mahmoud, pendant trente et un ans, avait traversé des situations extrêmes. Que de fois il avait vu s’entr’ouvrir l’abîme ! que de fois il avait paru retrouver le prestige. des anciens jours ! On tel homme était fait pour apprécier l’étonnante destinée de Milosch, et l’histoire a le droit de rapprocher ces deux noms à l’heure où ils disparaissent du théâtre qu’ils ont si puissamment agité.

Il y a seulement une différence que ce rapprochement même va faire éclater avec plus de force. Les destinées de Milosch ne sont pas encore finies. Mahmoud est mort, Abdul-Medjid le remplace ; son règne n’est plus qu’un souvenir et un exemple. Tout autre est le sort du prince des Serbes ; renversé par une révolution qui l’exile et met son fils à sa place, renversé une seconde fois, pour ainsi dire, dans la personne de ce fils par une dynastie rivale qui détrône les Obrenovitch, Milosch est toujours là. Éloigné pendant dix-neuf ans du pays qu’il a sauvé, du trône qu’il a élevé, son image est continuellement présente au peuple serbe. La diplomatie

  1. Sur la maladie et les derniers instans de Mahmoud, voyez les curieux détails donnés par M. le baron Juchereau de Saint-Denys, ancien ministre de France en Grèce, ancien directeur du génie militaire de l’empire ottoman : Histoire de l’empire ottoman depuis 1792 jusqu’en 1792, Paris, 1844, t. IV, p. 198-294.