Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’enfin rien n’y est omis ou indiqué au hasard de la touche, et que, sans pour cela dégénérer en minutie, chaque forme y a sa définition précise, chaque accident du coloris sa stricte justification.

Quoi de moins surprenant, dira-t-on, quoi de plus naturel en pareil cas que ce respect d’un artiste pour sa propre tâche et pour les devoirs de conscience qu’elle lui impose ? Oui, cela est naturel, mais cela ne laisse pas de devenir assez rare par ce temps de volontés flottantes, d’accommodemens faciles et, sous prétexte de délicatesse esthétique, de prédilections pour l’à-peu-près. Combien de peintres aujourd’hui qui se contentent d’esquisser des intentions, d’ébaucher sur la toile des fantômes de sentimens ou d’idées et, suivant un terme du jargon moderne, de nous livrer des impressions plus ou moins sincères, plus ou moins vagues, au lieu des tableaux qu’ils auraient dû faire ! Combien aussi parmi nous dont les modestes appétits vont de pair avec ce maigre régime, et qui, tout, en croyant s’affranchir du joug des préjugés « bourgeois, » se laissent le plus bourgeoisement, le plus servilement du monde, duper par ces ruses à peu de frais de la pratique, par ces faux semblans d’inspiration ! Qu’on emploie à satiété pour les séduire les mêmes procédés d’arrangement ou d’effet, qu’une certaine école de paysagistes par exemple leur montre chaque année au Salon quelque groupe d’arbres au ton boueux se dessinant tant bien que mal sur le ciel pâle du matin, — peu importe. Pourvu qu’une recherche plus attentive de la forme ou qu’une intention pittoresque moins banale ne soit pas venue déranger ici leurs admirations accoutumées, pourvu que l’incorrection du coloris ou du dessin continue de les rassurer sur le dédain qu’ils doivent aux œuvres issues d’un effort consciencieux, ils s’estimeront bien clairvoyans en n’attribuant a celles-ci qu’une signification surannée et à ceux qui les auront faites qu’une intelligence, en retard sur les exigences de l’esprit nouveau.

Il faut donc de nos jours quelque courage, quand on est artiste, pour chercher le succès, non dans l’étalage d’une pratique négative, non dans l’ostentation d’une verve décevante, mais dans l’expression patiemment châtiée des doctrines consacrées à bon droit et des vérités essentielles. En décorant le plafond de la salle des assises, M. Lehmann, nous le répétons, a eu cette sage hardiesse, et ce n’est pas un mince honneur pour lui que d’avoir ainsi osé démentir des sophismes dont nous tendons tous plus ou moins à devenir les complices. Ici, rien d’inachevé par calcul de paresse ou en vue de tromper les gens sur l’autorité réelle du talent auquel ils ont affaire, rien qui sente l’habileté prétentieuse et s’affichant elle-même ; partout la ferme volonté d’aller jusqu’au bout dans