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pinceau de M. Lehmann, l’élégance, sans cesser d’être discrète, a des dehors plus séduisans et plus souples. Peut-être n’appartenait-il qu’au peintre de la Jeune fille à l’œillet de trouver le secret d’une grâce élégiaque dans l’extrême modération des intentions et du faire, dans le choix et l’imitation naïve des plus simples accessoires. En revanche, parmi tous les élèves d’Ingres, quel est celui qui aurait su, mieux que le peintre du portrait de Mme Hartmann, concilier la pureté du style avec la richesse des élémens à mettre en œuvre et mériter par là de représenter plus tard dans quelque musée un progrès particulier de l’école actuelle ?

Il y a souvent, je le sais, en matière d’art et de critique, beaucoup d’imprudence à dépasser les limites du temps présent et à prétendre dès maintenant enregistrer des arrêts qui peut-être seront rendus un jour dans de tout autres termes. A moins d’être le contemporain d’un Bossuet, on n’a guère le droit en pareil cas d’escompter l’avenir et, comme dit La Bruyère, de « parler d’avance le langage de la postérité. » Sans porter si haut ses visées, n’est-il pas permis cependant, en face de certaines œuvres, de pressentir quelque chose des destinées qui les attendent et du crédit que leur accorderont nos successeurs ? À ce compte, on pourrait attribuer aux portraits peints par M. Lehmann le même sort à peu près qu’aux portraits qu’a laissés Flandrin. Comme ceux-ci, bien que dans un ordre d’idées et de faits différent, ils représenteront fidèlement notre époque aux yeux des générations nouvelles ; ils refléteront les caractères du temps qui les a vus naître, non pas avec l’exactitude niaise et fortuite de la photographie, mais avec la véracité intelligente d’un art ému, convaincu, sachant sentir et analyser ce qu’il traduit. Qu’on relève d’ailleurs des inégalités, des défauts même dans les portraits de M. Lehmann ; que par exemple on reproche au peintre l’aridité ou la lourdeur résultant pour les fonds de cette couleur tantôt brune, tantôt verdâtre, qu’il emploie d’ordinaire ; ces réserves ou ces critiques seront justes, et nous y souscrivons pour notre part, — à la condition toutefois de ne rien sacrifier des légitimes éloges, à la condition de tenir plus de compte des mérites dominans que des torts secondaires et de reconnaître avant tout dans cette série de travaux, comme dans les autres œuvres produites par la même main, l’empreinte d’un consciencieux dévoûment au vrai, d’une habileté constamment studieuse, d’un loyal talent en un mot, qui ne consent pas plus à éluder les difficultés de chaque tâche qu’à transiger avec aucun devoir.


II

Si nous avons réussi, dans les pages qui précèdent, à rappeler les qualités principales et à indiquer les coutumes du talent de