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Lesueur a figurées dans sa Vision de saint Benoit, ne nous parlent de la mort que pour la montrer vaincue par leur immortelle innocence et par les espérances qu’ils ont léguées.

Le jour où M. Lehmann épanchait ainsi sur la toile les secrets douloureux de son cœur, il produisait une œuvre d’autant plus expressive qu’il s’efforçait moins laborieusement d’en châtier l’exécution, et que, ne travaillant pas pour les regards d’autrui, il se sentait par cela même à peu près affranchi des traditions et des règles. Ailleurs, ces règles reprennent tout leur empire, et suscitent chez M de tels scrupules qu’à force d’éviter les écarts ou les aventures il lui arrive trop souvent de s’arrêter à moitié chemin. On dirait qu’en traitant des sujets religieux il limite absolument sa tâche à l’emploi du raisonnement, qu’il subordonne tout à la méthode, et que, dans sa défiance excessive de l’imagination, il se contente de disserter philosophiquement sur les thèmes dont il lui appartiendrait de faire ressortir la beauté naturelle ou de dégager la poésie.

Il n’en va pas ainsi, tant s’en faut, des scènes empruntées par M. Lehmann aux poèmes antiques ou modernes, soit qu’il traduise avec le pinceau le Prométhée enchaîné d’Eschyle et qu’il groupe les Océanides en pleurs au pied du rocher où le fils de Japet expie sa criminelle audace dans les tortures du désespoir, soit que dans deux types romantiques au meilleur sens du mot il personnifie, après Shakspeare, Hamlet et Ophélia. Suit-il de là qu’en abordant de pareils sujets M. Lehmann se départe de ses habitudes d’analyse ou qu’il se préoccupe moins de la correction ? Même application chez lui à rechercher la raison d’être et la rigoureuse signification des choses, même besoin d’en définir exactement les dehors. Seulement le genre de beauté que ces choses expriment semble bien plus conforme à ses aptitudes que l’élément idéal ou l’ordre de vérités contenu dans l’Évangile. Il y a là d’ailleurs pour le peintre un avantage plus direct, un parti plus sûr à tirer des souvenirs de son éducation première et des exemples transmis par M. Ingres. La part nécessairement faite au nu dans les sujets mythologiques, la prédominance en pareil cas de la forme vigoureuse et saine sur les apparences altérées de la vie, du calme extérieur sur l’image des secrètes inquiétudes de l’âme, tout concourt à faire revivre dans les œuvres de l’élève les fortes qualités et les enseignemens du maître. Néanmoins, en se souvenant ainsi, M. Lehmann n’a garde de pousser le respect des leçons reçues jusqu’au renoncement de soi-même et de se réduire, en désespoir d’invention, à la simple imitation d’une manière. S’il doit à M. Ingres le secret de certains procédés d’exécution et de style, s’il tient de lui par exemple cet art difficile d’assouplir le modelé sans l’arrondir et de noyer les détails dans la