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Paris, accusent un pinceau hésitant ou rompu seulement à la pratique des procédés sommaires. Le tout atteste au contraire une habileté sûre, une science pénétrante du modelé qui fait défaut à la plupart des œuvres allemandes, et sous ce rapport technique la Flagellation en particulier mérite d’être citée parmi les tableaux les plus achevés qu’ait produits l’art de notre temps[1]. Toutefois, malgré la somme de talent dépensée, qu’y a-t-il là en définitive, sinon un morceau d’académie ou d’école ? On ne saurait guère mieux dessiner ni mieux peindre ; soit, cela suffit-il pour excuser l’absence de l’ingénuité dans le sentiment, dans l’invention, dans l’emploi de ces facultés maîtresses que Poussin, à qui l’on ne reprochera pas trop de partialité pour la fantaisie, appelait « le fond de la peinture et l’être même du peintre ? » Depuis l’expression de la résignation sur les traits de la victime divine jusqu’à la férocité des bourreaux, depuis l’équilibre des lignes jusqu’au choix des tons et de l’effet, tout est si mathématiquement calculé, si rigoureusement prémédité et défini, que l’impulsion du cœur se dérobe sous cette intraitable curiosité de l’esprit. Il semble qu’en retraçant cette scène de la Passion, comme en décorant un peu plus tard à Paris une chapelle dans l’église de Saint-Merry et la chapelle de l’Institution des jeunes aveugles, l’artiste ait entendu suppléer aux suggestions pieuses par les recherches savantes, et qu’il ait cru suffisant de combiner habilement des formules là où il importait surtout de traduire et de communiquer des émotions.

Pourquoi ne pas le dire ? le talent de M. Lehmann se prête peu en général à l’interprétation des sujets religieux. Ni le tableau représentant l’Adoration des Mages, qui figurait à l’exposition universelle de 1855, ni les peintures de la chapelle de la Vierge dans l’église de Saint-Louis-en-l’Ile, ne montrent ce talent assez directement inspiré pour qu’on puisse le classer parmi ceux qui résument le mieux l’art chrétien de notre temps. Est-ce donc que la foi lui manque ou qu’il sacrifie toujours aux intentions purement érudites l’attendrissement personnel, l’onction de la pensée et du style ? S’il était permis de s’emparer d’un deuil intime et d’en interroger les souvenirs au risque d’en profaner la pudeur, on trouverait dans la maison même du peintre des témoignages tout contraires. On pourrait citer une bien touchante image de deux enfans, de deux anges, s’envolant dans l’attitude de la prière loin de ceux qui les ont aimés : doux hôtes du ciel dont les formes rappellent encore les apparences de la vie, mais d’une vie pour jamais voisine de Dieu, et qui, pareils à ces deux autres âmes fraternelles que

  1. Ce tableau, exposé au Salon de 1842, et que l’on a revu à l’exposition universelle de 1855, orne aujourd’hui l’église de Saint-Nicolas, à Boulogne-sur-Mer.