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de définitivement profitable, et, pour emprunter la langue des contes de fées, tout un ensemble de « dons » engageant l’avenir ? Qui sait si la présence imprévue des trois maîtres, si les paroles échangées entre eux sur leurs travaux ou sur leur art n’ont pas eu, elles aussi, la vertu de douer une intelligence naissante en lui inspirant une fois pour toutes le respect de certains exemples, le culte de certaines traditions ? Sans parler de l’action dominante exercée par M. Ingres, il ne serait pas bien difficile peut-être de rattacher à ce premier concours d’influences les diverses œuvres de M. Lehmann et d’y reconnaître, sous d’autres formes, des intentions ou des arrière-pensées analogues aux préoccupations littéraires du peintre de Didon et d’Andromaque, aussi bien qu’une prédilection pour la grâce robuste renouvelée du peintre des Moissonneurs. Quoi qu’il en soit et quelque part que l’on veuille faire aux parrains donnés par le sort à ce talent, ses propres efforts, dès qu’il eut entrevu la route à suivre, suffisent pour expliquer la rapidité de ses progrès. Deux ans s’étaient écoulés à peine depuis que M. Lehmann avait pris place parmi les élèves de M. Ingres, et déjà il était devenu une des plus sûres espérances de l’école, tant ce court espace de temps avait été par lui studieusement rempli.

En dehors toutefois de ces coutumes laborieuses et du joyeux courage qu’il y puisait à mesure qu’il s’acheminait vers le mieux, en dehors des heures passées chaque jour dans cet atelier témoin de sa docilité et de son zèle, tout pour lui n’allait pas de soi ; tout ne s’arrangeait pas, tant s’en faut, pour lui faire dans le présent une vie facile. Nous ne parlons pas de ces cruelles privations qu’impose un manque absolu de ressources, de ces luttes contre le besoin auxquelles la jeunesse des artistes a été si souvent condamnée. Celle de M. Lehmann n’eut pas à subir des épreuves aussi dures ; mais, en échappant à la pauvreté, elle ne fut pas à l’abri de la gêne. Or cette gêne très positive se laissait si peu deviner, elle se dissimulait même sous des apparences si formellement contraires à la réalité, que les camarades du jeune peintre et son maître avec eux étaient tentés de croire à quelque vanité mondaine là où il n’y avait au fond qu’indépendance de caractère ou soumission délicate à certaines convenances. On pouvait s’y tromper, il est vrai. Le milieu dans lequel M. Lehmann vivait ou plutôt semblait vivre d’habitude, la situation brillante d’un proche parent qui l’avait accueilli à Paris et auprès de qui on le voyait souvent, tout, jusqu’à l’élégance naturelle de sa personne, tendait à donner le change sur les difficultés secrètes d’une existence dont les dehors n’étaient nullement apitoyans. Trop fier néanmoins pour accepter de ceux qui l’entouraient rien de plus que l’appui de leur affection, ce prétendu