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La vie de M. Lehmann offre un exemple de ces fortunes diverses. Peu d’artistes contemporains ont été d’abord plus favorablement accueillis que ne l’était, il y a près de trente-cinq ans, le jeune peintre du Départ de Tobie, de la Fille de Jephté, d’autres scènes encore dans lesquelles les souvenirs de la sévère discipline imposée par M. Ingres se conciliaient avec l’expression d’un certain romantisme pittoresque. Peu d’artistes aussi se sont vus, après quelques années de succès, sinon de vogue, plus facilement sacrifiés à la réputation des survenans. Séparé, non par sa faute, de son ancien maître, dont il ne devait recouvrer l’entière affection qu’assez tard, jugé superficiellement ou négligé par ces faux docteurs en matière de goût et de critique qui demandent au talent de se transformer d’année en année, M. Lehmann, à une certaine époque de sa vie, avait beau se raidir contre les injustices ou les méprises et s’obstiner courageusement à produire au grand jour les preuves de son savoir, de sa fécondité ; les tableaux qu’il envoyait au Salon, les vastes peintures dont il décorait les murs des monumens publics, ne réussissaient à lui procurer que l’estime fidèle de quelques bons juges. La popularité qui s’était attachée aux œuvres de sa jeunesse faisait défaut aux travaux, bien plus méritoires pourtant, de son âge mûr. Ses beaux portraits, par exemple, avaient le tort d’apparaître à côté de ceux de Flandrin, et les jugemens que provoquait la comparaison se ressentaient des habitudes d’admiration déjà prises. Rien d’ailleurs de moins surprenant. L’opinion consent malaisément dans notre pays à traiter avec une égale faveur deux artistes à la fois, surtout lorsque ces deux artistes se vouent à des travaux du même ordre. La part qu’elle attribue à l’un s’accroît de tout ce qu’elle dérobe involontairement à l’autre, et, pour peu que la mode s’en mêle, à quels dénis de justice n’arrive-t-on pas ! Combien de gens avons-nous vus qui ne savaient louer Delacroix qu’à la condition d’immoler Scheffer ou Delaroche, ou, pour rappeler des souvenirs moins récens, quel retard la gloire de David n’a-t-elle pas fait subir à la célébrité de Prud’hon !

Toute proportion gardée, quelque chose d’analogue s’est passé pour M. Lehmann. La réputation qu’il possède aujourd’hui a été pendant un assez longtemps ajournée et comme tenue en échec auprès du public par la renommée qui récompensait d’autres talens ; mais depuis les vides que la mort a faits coup sur coup dans les premiers rangs de notre école, on est revenu à lui comme à l’un des plus dignes de recueillir une part de l’héritage et d’être définitivement reconnu maître à son tour. Il n’y avait que justice en cela. De tous les élèves d’Ingres ayant survécu à Hippolyte Flandrin, M. Lehmann n’est pas seulement celui qui continue avec le plus de respect les nobles traditions de l’atelier dont il est sorti ; il est