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seuls chargés de l’administration locale ; le clergé est puissant, mais il ne se déshonore pas en protégeant la servitude ; les communications entre les îles, rendues plus faciles par la vapeur, sont libres et fréquentes ; les impôts ne sont pas lourds, et le gouvernement tire seulement parti de quelques monopoles. Assurément les exportations n’atteignent pas à un chiffre énorme ; mais vraiment ce chiffre est-il le seul signe auquel se reconnaisse la prospérité d’un peuple, et un peu plus de justice ne vaut-il pas mieux qu’un peu plus de tabac pour l’honneur des hommes ?

Il reste donc à l’Espagne un moyen, un seul, de ne pas perdre Cuba et Porto-Rico, c’est de renoncer au plus vite à l’ancien système colonial, système artificiel, dont les principes sont mauvais, dont les engagemens réciproques sont violes ; c’est d’offrir résolument à ces belles colonies la liberté de s’administrer elles-mêmes, à la condition d’affranchir leurs esclaves et de conserver le drapeau espagnol, enfin lavé de cette souillure. Ce n’est pas là une révolution, c’est, comme l’écrivait en 1843 M. le duc de Broglie dans son Rapport sur l’esclavage, « le retour à l’état ordinaire et normal des sociétés civilisées. » Ne peut-on pas espérer que les hommes politiques de l’Espagne, animés d’un esprit nouveau, oublieux de leurs discordes, relèveront l’honneur de leur patrie par un accord soudain sur une si grande question de justice et d’humanité ? La résolution à prendre est imposée à la fois par la conscience et par la nécessité. Les députés de l’Espagne ont entre les mains une occasion solennelle de sauver à la fois les possessions et l’honneur de leur patrie, d’apaiser de loin la révolte, de forcer les Cubains à la reconnaissance et l’Europe à l’admiration.

Il ne peut plus se passer un long temps sans que nos souhaits aient reçu une heureuse confirmation ou le plus triste des démentis. Selon que l’esclavage tombera au milieu d’une insurrection sanglante ou qu’il cessera par une résolution généreuse des cortès, les habitans de Cuba et de Porto-Rico doivent s’attendre à traverser des jours plus ou moins mauvais ; mais dans les deux cas ils ont à subir une période d’efforts, d’initiative et de sacrifices. Il n’était pas inutile de rappeler les précédens de cette crise aiguë, afin d’empêcher que l’on ne faussât l’histoire en attribuant plus tard à l’abolition de la servitude des ruines qui seront dues à d’autres causes, à une mauvaise institution aggravée par un mauvais gouvernement. L’heure inattendue où il faut tôt ou tard payer ses dettes à l’inévitable justice n’est jamais douce. « Ce serait trop facile, a dit quelque, part M. Thiers, si l’on n’avait, qu’à renoncer à ses fautes pour en abolir les conséquences. »

Augustin Cochin.