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bénéfices dus à l’esclavage ? et il répond : autrefois peut-être, aujourd’hui certainement non. Le revenu net, signe en tous pays de la richesse, est très faible, même dans les sucreries les mieux dirigées. Des renseignemens aussi précis que curieux ont été réunis dans deux Rapports sur la colonisation et sur les sucres publiés en 1862 par l’un des plus grands hacendados de Cuba, M. Juan Poey, dont la belle habitation, Las Canas, a été décrite dans la Revue par M. Ernest Duvergier de Hauranne[1]. M. Poey prouve par des chiffres que 145 travailleurs sont employés au travail qui pourrait être exécuté par 74 ; il établit que la même quantité de terre produit deux et trois fois plus à la Réunion, à la Barbade, à la Guyane anglaise, au Bengale et même à la Jamaïque qu’à Cuba. Il résulte de ses recherches et aussi de celles de M. d’Armas[2] que le revenu net annuel d’une sucrerie moyenne est de 4,70 pour 100 par an. Il existe un grand nombre d’établissemens où, suivant M. Poey, il y a un déficit annuel qu’il évalue à plus de 5 pour 100 du capital engagé. La mortalité des esclaves doit entrer en ligne de compte ; elle est beaucoup plus rapide que celle des blancs ; en même temps le chiffre des naissances est beaucoup plus lent. L’esclavage a pour libérateurs la mort et la stérilité, et tout le calcul du maître, dans les vieilles sucreries où n’a pas pénétré l’esprit de progrès, consiste à déterminer si le profit sur la production plus grande du sucre est supérieur à la perte sur la mortalité plus prompte des nègres.

Enfin tous les habitans de Cuba, sans distinction d’opinions, de préjugés, d’intérêts, déclarent et répètent que le plus clair du revenu net est absorbé par le fisc. L’île de Cuba, l’île de Porto-Rico succombent sous le poids des impôts de toute nature, impôt direct sur les propriétés, droits d’alcabala sur la transmission des esclaves, droits de douane, taxes de toutes les formes et de toutes les dénominations, sans, parler des exactions secrètes. Nous voici parvenus, après un long détour, en face de la cause, de la vraie cause des résistances que toute réforme dans le régime des colonies rencontre à Madrid. Nous touchons en même temps du doigt une loi de l’histoire. Dans toutes les sociétés coloniales, la puissance arbitraire des maîtres sur les esclaves a eu pour conséquence la puissance arbitraire de l’état sur les maîtres. La propriété la plus absolue est en même temps la plus fragile ; elle est sans limite et sans repos. Pour se défendre contre une révolte, toujours redoutée parce qu’elle est toujours juste, les maîtres ont besoin d’être protégés, et toute protection se paie. La protection apparaît

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1866.
  2. La Industria azucarera en Cuba, par M. d’Armas.