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culture du café devient de moins en moins importante. La population esclave intéresse donc presque exclusivement les sucreries agricoles, que l’on nomme à Cuba les ingenios, auxquelles sont attachés encore plus de 170,000 esclaves.

Il convient de distinguer ici deux classes d’établissemens. Quelques sucreries, appartenant à des propriétaires intelligens et riches, éblouissent par une prospérité extraordinaire. Les procédés les plus perfectionnés de la chimie et de la mécanique y sont employés. Les noirs sont bien traités ; les terres ne sont pas épuisées. Des associations de propriétaires se forment autour d’usines centrales. Pour diminuer les frais généraux, on agrandit les exploitations, et il y a des sucreries qui produisent jusqu’à 3 et même 4 millions de kilogrammes par an. L’état ordinaire est bien différent. Il n’y a pas moins de 1,500 ingenios à Cuba, ils produisent un peu moins de 586,500 tonnes de sucre. C’est donc une production moyenne de 39 tonnes par établissement. C’est bien peu, et c’est à l’esclavage qu’on doit surtout s’en prendre. Il faut toujours beaucoup plus de bras pour un même travail avec des esclaves qu’avec des hommes libres ; cela est naturel, parce que l’esclave n’a pas d’intérêt à travailler, à hausser le prix de son rachat, parce qu’il est sans instruction, et aussi parce que le maître est plus désireux de compter un grand nombre de vassaux que de distribuer économiquement la besogne. Or, comme le dit très bien M. Fr. d’Armas dans un livre marqué au coin de la conscience et de la modération[1], la question importante est de savoir non pas si le travail servile coûte moins que le travail libre, mais s’il produit moins. Les esclaves exigent un premier capital, et leur prix va toujours en augmentant ; leurs chômages, leurs maladies, retombent sur les maîtres ; leur agglomération en un même point élève le prix des loyers et des vivres, et éloigne les ouvriers libres. Tout compte fait, le travail servile arrive à produire moins et à coûter presque autant que le travail libre.

Aussi la plupart des sucreries sont chargées d’hypothèques. Elles ne se vendent que rarement et avec des termes très longs. Le revenu s’obtient souvent en entamant le capital, c’est-à-dire en épuisant le sol, en défrichant sans cesse des terres neuves, en ne réparant pas les bâtimens et les appareils, dépenses que l’on finit par faire trop tard à coups d’emprunts qui pèsent sur l’avenir et conduisent à la ruine. C’est pourquoi M. d’Armas affirme que l’esclavage tue le capital, en sorte qu’il est rare à Cuba de voir un petit-fils posséder le bien de son grand-père. Le même auteur consacre un chapitre spécial à cette question : y a-t-il des

  1. De la Esclavitud en Cuba, p. 209.