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fois à son honneur, des trésors intellectuels de toutes les contrées civilisées, car elle a envoyé ses enfans en Europe ou aux États-Unis pour s’instruire dans les lettres, les arts, les sciences et l’industrie. Cuba a des orateurs, des écrivains, des poètes, des savans, des agriculteurs éminens, mêlés à la société la plus élégante et la plus civilisée[1]. Cette contrée est devenue une sorte d’Angleterre espagnole entre les deux continens qui composent le Nouveau-Monde, et on se demande comment elle reste inactive devant l’esclavage. Est-ce que les esprits sont pervertis ? est-ce que la fausse économie politique et la révoltante théologie qui ont déshonoré les États-Unis du sud sont professées à La Havane ? Elles y ont sans doute leurs adeptes, peu nombreux et intéressés, surtout parmi les péninsulaires ; cependant l’opinion générale est contraire à l’esclavage. Les Cubains sont Espagnols par le sang ; mais par l’esprit ils sont Français, Anglais, Américains, et le souffle puissant des idées de liberté et d’égalité a passé sur leurs têtes. Est-ce donc que l’esclavage ne produirait pas là les maux qu’il engendre ailleurs, qu’il traîne partout, comme les chaînes portent avec elles le bruit et la rouille ? Est-ce qu’on a inventé à Cuba et à Porto-Rico un esclavage perfectionné, poison inoffensif, innocente iniquité ? Non, le mal produit partout le mal, et il est facile de suivre la double trace de ce fléau lamentable, — ravage dans le troupeau des malheureux esclaves injustement asservis, ravage dans la société des maîtres infailliblement corrompus.

On dit qu’à Cuba et à Porto-Rico les lois sont assez douces, les maîtres assez bons. C’est possible ; mais de grâce ne faisons pas de bucoliques sur le bonheur d’une pauvre créature humaine qui ne peut ni travailler, ni aimer, ni acquérir, ni enfanter, ni s’instruire sans le bon plaisir d’un maître. C’est là une condition affreuse dans tous les pays, sous toutes les latitudes. C’est là une chute de deux degrés sur l’échelle des êtres doués de vie ; le maître descend du rang d’homme au rang de brute, l’esclave passe au nombre des choses. Il y a d’ailleurs à Cuba deux ou trois infamies de plus qu’ailleurs. La traite n’a pas cessé malgré les conventions signées, malgré les indemnités reçues, malgré les promesses renouvelées. Il y a eu des années où, d’après le rapport des consuls anglais, il est entré clandestinement plus de 20,000 Africains. Quelques-uns sont signalés et déclarés libres, emancipados, aux termes du traité conclu avec l’Angleterre en 1845, après l’inexécution pendant trente ans de celui de 1817. Or, sous prétexte de réglementer la classe des

  1. Voyez dans la Revue de 1851 l’étude remarquable de M. Charles de Mazade sur les écrits de MM. Saco, Queipo, les poésies de MM. Heredia, Placido.