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combinée avec des accès de mélancolie et de vapeurs. Ce qui manque ici, c’est la rectitude dans l’ordre moral, celle qui ne s’en tient pas au respect des bienséances et à la réprobation du scandale, mais qui veut que la réalité soit conforme aux apparences et qui ne saurait s’arranger des situations qu’on n’avoue pas. Il y a certainement des différences entre cette société et d’autres sociétés du même siècle, celle de Mme d’Épinay, par exemple, où les dames s’expliquent si librement sur leurs maris et sur leurs amans. Il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’on y regarde de près, il se trouve que là comme ailleurs ou aboutit presque toujours à des arrangemens irréguliers acceptés par les familles et tolérés par les hommes d’église aussi bien que par les gens du monde.

Cette tolérance semblait alors établie au profit de l’aristocratie comme un privilège de plus : si l’on en croit Duclos, ce qu’on permettait à une grande dame déshonorait une bourgeoise[1]. Les flatteurs des hautes classes en célébraient volontiers le dérèglement comme un titre de gloire. Si l’on veut se faire une idée de l’étrange enthousiasme que ce genre de mérite pouvait encore inspirer, même aux approches de la révolution, on n’a qu’à lire un discours prononcé au nom de l’Académie française le 26 février 1789, deux mois avant l’ouverture des états-généraux, par un grave historien, l’auteur de l’Histoire de François Ier et de l’Histoire de la rivalité de la France et de l’Angleterre, M. Gaillard, chargé comme directeur de l’Académie de répondre au successeur du duc de Richelieu, et par conséquent de faire l’éloge d’un homme plus fameux par ses bonnes fortunes que par ses talens militaires ou politiques. Après avoir, non sans beaucoup d’exagération, parlé du conquérant de Mahon et de l’un des vainqueurs de Fontenoy, le représentant de l’Académie se considère comme obligé en conscience d’accorder sa part de gloire au représentant de la galanterie française. « L’Alcibiade français, dit-il, fut plus heureux que celui d’Athènes, il fut constamment heureux, ce qui le distingue des héros de l’histoire. C’est dans la fable qu’il faut lui chercher des objets de comparaison. Il est semblable en tout à ce demi-dieu dont Théramène retrace à son élève, tantôt

La valeur intrépide
Consolant les mortels de l’absence d’Alcide,


tantôt

La foi partout offerte et reçue en cent lieux.
  1. Il parait que Mme Le Comte faisait exception à la règle posée par Duclos. Elle était exceptée sans doute à cause de la durée de sa liaison avec Watelet, homme riche, aimable et généralement aimé. Mme de Genlis nous apprend, dans ses Souvenirs de Félicie, qu’elle a rencontré ce couple irrégulier jusque chez l’austère Mme Necker. Elle ajoute qu’elle en a été choquée, et parle avec dédain de Mme Le Comte, qui cependant passait pour une personne spirituelle et gracieuse.