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pas encore été question, et dont l’intimité avec l’amie du duc de Nivernois nous fournira une induction de plus pour l’éclaircissement du petit problème moral qui nous occupe.


« Saint-Maur, 13 juillet 1764.

« Depuis dimanche que j’ai écrit à la Chatte noire, mon cher ami, mes jours ont été bien pleins ; mais cependant votre lettre m’a fait tout autant de plaisir que s’ils avaient été vicies, parce qu’on peut remplir son temps sans remplir son cœur quand on n’a pas tous les objets de son affection, et voilà le grand défaut de l’été, saison trop délicieuse sans la dispersion. Vous le pensez comme moi, malgré votre goût pour la grande culture. Je vois que vous me regrettez quelquefois, vous me le dites avec humeur, et c’est ce qui me le persuade davantage. Pour vous rendre compte de mes amusemens, quoique vous n’aimiez pas à rire des plaisirs des autres, d’abord je vous dirai que la chasse d’avànt-hier a été la plus belle du monde. Nous avions M"’08 de Lillebonne, de Monaco, de Fronsac, et le soleil, qui pour la première fois a paru ce jour-là’dans tout son éclat. Si je n’avais pas vu tomber mort le pauvre cerf, je serais revenue très contente ; mais il m’en est resté une impression de tristesse dont ma douce amie aurait fait des convulsions, et je ne lui conseille pas de voir jamais mourir un cerf, car en vérité il n’y a rien de si touchant. Le cardinal de Bernis m’a remis le cœur, il vint dîner hier ici. Il fait plaisir à voir ; il a la plénitude du bonheur, il le sent, il le dit, et cela lui sied à merveille. Nous eûmes aussi Drumgold[1]. Nous menâmes cette compagnie au bal et au feu, qui fut charmant. La bonne Mme de Pontchartrain a pris autant de part à tout que tous les autres. Elle est fort fringante et ne touche pas du pied à terre. Aujourd’hui. Mme de Nivernois est venue dîner ici. Elle me paraît assez bien, et comme voilà le chaud arrivé, j’imagine qu’elle nous restera quelque temps. M. de Nivernois jusqu’à présent n’a point ici de vapeurs, quoiqu’il ait mal dormi. Pour moi, je dors comme une marmotte, et je suis la preuve du proverbe : qui dort dîne, car je ne mange point et je me porte à merveille… »


La personne qui est désignée ici sous le nom de la chatte noire ou la « douce amie » inspire à Mme de Rochefort l’attachement le plus vif, quoique la situation de cette personne offre un caractère très équivoque. C’est cette Mme de Pailly à laquelle les débats judiciaires du marquis avec sa femme et surtout l’ouvrage si distingué de M. Lucas de Montigny sur Mirabeau ont fait une mauvaise réputation qui n’est point absolument imméritée.

  1. Secrétaire de l’ambassade du duc de Nivernois à Londres.