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deux ans avant sa mort, en 1796, qu’il fit imprimer presque tous ses ouvrages. Ce qui lui gagna surtout la faveur du public pendant sa vie, ce sont ses fables, qui se lisent encore avec plus d’agrément que celles de plusieurs des nombreux et malheureux émules de La Fontaine. François (de Neufchâteau) remarque avec justesse qu’elles ont même un côté original, en ce sens que, par le choix des leçons de morale qu’elles renferment, elles s’adressent plus particulièrement aux puissans et aux riches. Pendant bien des années, sans jamais les exposer en masse à la critique, l’auteur eut l’habileté de les faire en quelque sorte déguster une à une aux habitués de l’Académie, devant laquelle il les lisait avec beaucoup de talent ; tous les nouvellistes du XVIIIe siècle nous parlent du plaisir qu’on éprouvait en voyant, à la fin d’une séance, se lever le duc de Nivernois. Bachaumont notamment répète sans cesse : « Le public ne se lasse jamais des productions de cet aimable seigneur ; le public ne peut se rassasier des instructions de ce philosophe ingénieux. »

Nous ne nous arrêterons pas sur des fragmens nombreux de traductions ou d’imitations en vers d’Anacréon, d’Horace, de Virgile, d’Ovide, de Tibulle, de Pope, de Milton et de divers poètes anglais ou italiens, qui prouvent que le goût des lettres tint toujours une grande place dans la vie de ce duc et pair. Un autre gros ouvrage, la traduction des trente chants du poème de Ricciardetto, composé par Fortiguerra à l’imitation de l’Arioste, témoigne, et c’est son principal mérite, de la force d’âme de M. de Nivernois. C’est pendant son emprisonnement sous la terreur, avec l’échafaud en perspective, que ce vieillard frêle et nerveux mettait en vers français le poème fantasque, décousu et folâtre d’un prélat italien. Ce que le duc de Nivernois a écrit de mieux en vers, ce sont des chansons souvent très gracieuses et quelques contes un peu libres, car le genre érotique n’était pas un de ceux qu’il aimait le moins à cultiver.

Sa prose offre plus d’intérêt. Ses lettres, les extraits qu’on a publiés de sa correspondance officielle pendant ses ambassades, deux morceaux instructifs, l’un sur la mission confiée par Henri IV à Antoine de Loménie auprès de la reine Elisabeth en 1595, l’autre sur la négociation du président Jeannin en Hollande pour la trêve de 1609, font également honneur au diplomate et à l’écrivain. On trouve aussi dans ses œuvres un portrait détaillé du roi de Prusse Frédéric II, écrit avec impartialité par un Français sagace devant lequel, il est vrai, Frédéric se tenait en garde, mais qu’il traitait avec une distinction rare[1]. Citons encore, parmi ses Dialogues

  1. Diverses lettres de Frédéric expriment un goût très vif pour le dac de Nivernois. Il ne faut donc pas s’en rapporter absolument au récit de Voltaire, qui dit que Frédéric joua très poliment le duc et pair, et fit une épigramme contre le poète. Frédéric est très capable d’avoir fait une épigramme sur M. de Nivernois, il en a fait sur bien d’autres ; mais il n’en aimait pas moins l’esprit et la conversation de l’ambassadeur de France, et celui-ci nous apprend que, pendant les cinq mois qu’a duré sa mission à Berlin, il a entretenu le roi tous les jours. Voltaire a contre l’arrière-neveu de Mazarin je ne sais quel petit grief. « Il m’a un jour, dit-il dans une lettre du 27 septembre 1760 à Chabanon, qui lui demande son appui auprès du duc, refuse tout net d’interposer son autorité pour une affaire de bibus au collège des Quatre-Nations (fondation de Mazarin), quoiqu’il soit aux droits du fondateur. Depuis ce temps-là, je me suis contenté de l’honorer sans lui rien demander. »