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bourreaux que j’ai compté me faire payer de mon zèle en ce genre ; mais c’était l’usage du cœur et sa satisfaction que je recherchais dans mon travail.

« Après cette exposition de mes sentimens sur la lecture, vous jugerez aisément que celle d’un roman de la main du seul écrivain de profession que je connaisse estimable de notre temps ne peut être qu’un objet de curiosité et de devoir pour moi ; mais je vous étonnerai, madame, quand je vous dirai que je l’ai, ce roman, et que j’en commençais le quatrième volume quand le faix de mon courrier du mercredi est arrivé. J’en suis demeuré là, et j’en ai assez vu pour pouvoir penser qu’on ne peut le juger que quand on est au bout. — Déjà plus d’une fois je l’ai vu m’enlever ma propre critique bien complète dans la lettre postérieure à celle que j’avais censurée. Comme roman, il ne vaut certainement pas les anglais. Je le défie d’ailleurs de sauver jamais l’indécence de son frontispice. Un tableau qui vous présente d’abord une saleté, et en s’approchant un anachorète qui se donne la discipline, n’en est pas moins une chose dangereuse. Je sais, je sens tout le fautif de ma comparaison ; mais je persiste à dire que l’amour de cet excellent homme pour le singulier l’a égaré dans sa fable, et qu’aidé ensuite de son avidité naturelle pour la vertu, il lui a trop fait présumer des forces et du courage du lecteur à le suivre. Vous le dirai-je ? moi, pauvre pécheur, à la vérité, mais qui sais faire d’aussi grandes enjambées qu’un autre dans le pays des vertus d’imagination, quand je les ai vus chez Wolmar, où je les ai laissés tous trois, je n’avais pas plus d’envie de les aller joindre que je n’en avais d’aller converser aux champs Élysées que Servandoni nous montrait il y a vingt ans. Au reste cet homme a un génie vaste, un esprit fécond. Il s’exprime avec moins de pureté, mais avec autant d’énergie que vous, madame. Il y a d’ailleurs une dignité d’âme et une pureté de cœur qui nous fait honte à tous, et, s’il fût d’abord tombé en meilleures mains que celles de nos beaux esprits modernes, je me ferais honneur d’être son collègue dans les soins relatifs à la dénomination que le hasard m’a procurée et dont l’aveu public m’a honoré. »


Nous aimerions à avoir l’opinion motivée de Mme de Rochefort sur la Nouvelle Héloïse en regard de celle du marquis, malheureusement la maladie empêcha la comtesse de donner son avis dans cette correspondance. « Si j’avais la tête plus forte, je vous répondrais, écrit-elle à son ami, par une belle dissertation, car ce livre m’a fait beaucoup penser, et j’aimerais à vous entretenir de mes pensées ; mais il faut vous avouer que je suis tombée dans la stupidité, et mes médecins me disent qu’il faut choyer ce joli état pour rétablir le calme dans mes nerfs. » L’exil du marquis ne fut pas du reste beaucoup plus long que son emprisonnement. Au bout de deux mois, il obtint l’autorisation de revenir à Paris.