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« 7 février 1761.

« Comme l’écriture vous fait mal, mon cher ami, et que le travail est bien pire, il faudrait que vous fissiez dès lectures qui vous intéressassent et vous amusassent. J’ai un roman à vous proposer. Que votre front sévère ne se ride pas, et que votre bouche ne fusse pas un sourire dédaigneux. Ce roman est de Rousseau, et il a le mérite des romans anglais, qui ont toujours un but moral ; il en a aussi la forme, et il a une chaleur et une énergie dignes de vous. De plus, il y a dans les détails différens sujets de traités ; il y a entre autres une lettre sur l’économie domestique qui ferait seule l’a fortune du livre auprès de vous. Je n’ai plus qu’une chose à vous dire pour achever de vous tenter, c’est que je vous le donnerai, si vous me mandez que vous le voulez. Vous voyez, mon cher ami, que, si vous m’avez occupée dans les grands événemens, je ne suis pas pour cela distraite des petits détails de votre vie. Comme je trouve que ce sont les détails de la vie qui font vivre, mon attention s’y porte également pour mes amis comme pour moi-même. On se porte passablement bien à l’hôtel de Nivernois et à l’hôtel de Pontchartrain. J’espère que je pourrai vous en dire bientôt autant de moi. »


On ne sera peut-être pas fâché de savoir ce que le marquis de Mirabeau pense de la Nouvelle Héloïse et de Rousseau, qu’il ne connaît point encore personnellement, mais avec lequel il aura plus tard une sorte de liaison passagère.


« Le Bignoa, 13 février 1761.

« Où avez-vous pris, s’il vous plaît, mon front sévère ou mon sourire dédaigneux, madame la comtesse ? J’aime les romans par goût, et je les lis tous jusqu’à la lie, quand par malheur ils me tombent sous la main. La vie est un songe, j’aime l’histoire, qui n’est autre chose que le roman de ce songe, et, histoire pour histoire, le songe fait à plaisir me paraît plus arrondi que l’autre… Depuis que, étant bien jeune, la lecture de l’Odyssée me fit donner un âne de onze écus à une pauvre femme qui me dit que cela ferait son bien-être, je sentis que la lecture d’un bon livre pouvait nous rendre bien meilleurs. Je mis dès lors à la tête d’iceux dans mon opinion ceux qui me feraient cet effet-là, et j’avoue que les romans anglais sont en ce sens ceux qui ont eu chez moi la préférence. Sans la vie que je mène et la maudite verve qui m’a mené, j’aurais, par exemple, fait mon manuel de Grandisson. Cette verve elle-même dont je parle, croyez, madame, et, sur mon honneur, je ne veux point vous en imposer, que le cœur y a plus de part que l’esprit. J’aime le peuple, j’aime les hommes, je sais combien ils seraient plus aimables s’ils étaient heureux ; j’ai vu les moyens simples de les rendre tels. Ce n’est pas dans une capitale peuplée de vampires, ce n’est pas dans le pays de leurs