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échasses de l’infortune, de la disgrâce, des précautions, de la conséquence enfin, j’y serais si gauche que je vous ferais rire, et c’est ce rire de pitié dont je ne vous mettrai jamais en dépense.

« Je serais fort fâché, comme homme de qualité et homme de bien, que le roi me crût un mauvais sujet ; mais on m’a assuré de bon lieu et très croyable qu’après m’avoir fait donner sur les doigts pour m’apprendre à bien tenir ma plume il ne m’en voudrait pas plus de mal. Cela est très vraisemblable ; ma conscience m’en est garant, et la bonté même qui a percé dans les détails de mon châtiment m’en répond aussi. Je dois pareillement être marri d’avoir fait scandale ; mais quand j’étais enfant et que j’avais poché l’œil à mon camarade, quand j’avais dit : « je ne l’ai pas fait exprès, » je n’y pensais plus. Or je n’ai crevé l’œil à personne, c’est plutôt moi qui ai donné dans le pot au noir, et je me le pardonne de bon cœur. J’ai causé de l’inquiétude à ma mère ; mais cela a fait connaître son jugement, sa fermeté et son bon esprit, et la vertu est toujours bonne à mettre en lumière. J’ai fuit courir ma femme ; mais je l’ai attendue de peur qu’elle ne s’essoufflât, et sa conduite à mon égard lui a fait honneur. J’ai mis en peine mes amis, et je l’ai peut-être fait pour les connaître. Je n’y ai pas été trompé comme celui qui fit courir le bruit de sa mort pour jouir de la profonde douleur de sa femme ; en un mot, c’est moi qui ai passé sur le fer chaud, et c’est vous qui sortirez glorieuse de l’épreuve. S’il vous plaît, madame, de combiner tous ces points-là, vous verrez que je suis non un petit saint, mais un excellent philosophe. Baste ! quand je me pendrais pour avoir fait une sottise, c’en serait deux, ou à peu près, et vous ne m’en trouveriez de guère plus conforme aux règles de la bienséance. Ainsi donc permettez-moi de vous peindre mon pauvre naturel, qui, comme vous savez maintenant, n’est guère susceptible d’enflure ni d’angoisse. Je dis plus, mettez-vous bien avant dans l’esprit qu’il est temps que je fasse éclore à vos yeux ma plus intime et ma plus dissimulée et opiniâtre prétention. C’est qu’en même temps que je renonce à avoir le sens commun, je prétends avoir beaucoup de vrai bon sens, et je le prouve ; mais il me faut un peu plus de papier pour cela, et à vous un peu plus de patience qu’il ne nous en reste à l’un et à l’autre. Partant, je remets cette dissertation à une autre fois, d’autant que je fais ce courrier-ci tous mes honneurs, et, quoiqu’il y ait encore bien du temps d’ici à son départ, j’ai pareillement bien des lettres à écrire. Je finis donc en vous assurant que je ne pouvais guère vous aimer, honorer et respecter plus que je ne faisais, d’où s’ensuit que de la reconnaissance de plus est tout ce que vous gagnez à cette affaire, et en vérité je vous devais assez déjà pour un pauvre diable qui n’aura jamais occasion de vous rien rendre, pas même quand vous vous feriez loger chez le roi, car vous y êtes, ni dans un lieu obscur, car vous les aimez ainsi ; d’où s’ensuit que je serai toujours votre redevable, titre qui fait et fera à jamais la joie de mon cœur, tant je suis endurci. »