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esquisse ne le représente que bien incomplètement. Il rit du bout des lèvres de ce trait pourtant bien exact : « vous êtes gothique, » et, puisque Mme de Rochefort n’a pas encore lu l’Ami des hommes, il le lui envoie avec toute sorte de plaisanteries sur ce qu’elle l’a nommé tour à tour son maître et son divertisseur. « Mon livre, ajoute-t-il, ne vous divertira pas ; mais soyez certaine qu’il ne vous ennuiera jamais autant qu’il m’a ennuyé à relire en feuilles. » Nous ne voudrions pas jurer que Mme de Rochefort a étudié à fond ce traité d’économie politique et sociale si bien qualifié par l’auteur lui-même d’ouvrage bizarre et scabreux. Cependant nous ne voudrions pas non plus affirmer le contraire, car elle n’était pas femme à reculer devant une lecture difficile. Dans tous les cas, sa réponse peut servir de modèle aux femmes qui veulent apprendre à remercier un écrivain avec précipitation pour se ménager la faculté de ne pas dépasser la préface de son livre.


« On m’a apporté votre paquet comme je m’habillais, j’ai lu ensuite l’avertissement, qui m’a fait un vrai plaisir : je l’ai trouvé original et piquant comme vous. Je viens de dîner en poste pour me mettre à la lecture, et de peur de me laisser aller à l’amusement au préjudice de la reconnaissance, je me hâte de vous remercier. Au reste, vous avez bien raison de vous rengorger d’avoir découvert si finement que vous étiez mon divertisseur, non pas précisément parce que c’est tout ce qu’il y a de mieux à faire que de me divertir, mais parce qu’il faut être tout ce qu’il y a de mieux pour parvenir à cet avantage. Souvenez-vous des vers de Fontenelle, que je trouve à m’appliquer très souvent :

Je ne suis pas des plus aimables,
Mais je suis des plus délicats.


Je vous dois la justice que vous avez fort bien démêlé mes sentimens ; mais vous n’en tirez pas une conséquence juste, puisque vous en concluez que vous voilà dégradé de la qualité de mon maître ; je vous jure que vous ne l’auriez jamais eue, si vous ne m’aviez pas toujours divertie, et par cette raison vous la conserverez éternellement. Je vous dis cependant un grand adieu aujourd’hui ; puisque vous m’avez fourni de quoi lire sans me donner la peine d’écrire, il y a bien à parier que vous ne verrez pas d’ici à longtemps de mon griffonnage. »


II

Cette correspondance, qui débute par une sorte de gymnastique intellectuelle que le marquis de Mirabeau impose à Mme de Rochefort et dans laquelle il n’a pas l’avantage, est bientôt suivie de communications plus simples et plus familières où se retrouve