Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/12

Cette page n’a pas encore été corrigée
6
REVUE DES DEUX MONDES.

narines, dans le frémissement de ses deux fossettes. Sa tête, ses épaules, ses mains, étaient imprégnées d’un fluide mystérieux, vague atmosphère de l’âme qui ajoute à la beauté le fondu, l’hésitation délicieuse, comme les transparentes vapeurs de l’automne amollissent les lignes d’un paysage et donnent à la lumière elle-même le charme d’un secret.

Elle me fit le plus gracieux accueil, mais sans la moindre allusion à sa lettre, à ma réponse, à mes visites, sans penser à s’excuser de m’avoir refusé quatre fois sa porte, sans avoir l’air de se douter que j’avais le droit de lui demander une explication. Il semblait qu’elle m’avait vu la veille, qu’elle était bien aise de me revoir, et c’était tout. Les oublis volontaires de cette femme anéantissaient en quelque sorte le passé ; sa tyrannie s’étendait jusqu’aux événemens, elle les escamotait, elle souillait dessus… L’éventail qu’elle tenait à la main n’était pas celui que je lui avais rendu.

Nous nous mîmes à table. Je fus étonné de ne pas voir Livade. Mme de Liévitz m’apprit qu’il lui avait demandé le matin même la permission de s’absenter pour quelques jours. Je compris que durant une semaine j’avais été sacrifié à la jalousie dont m’honorait ce gentil garçon, mais que les lunes sont changeantes et qu’à son tour il m’était sacrifié. Et je pensai aux larmes qu’avait dû lui coûter cette révolution de palais. Je n’y pensai pas longtemps. J’étais assis auprès de Mme de Liévitz, je la regardais, je respirais son étrange beauté, par instans mes mains effleuraient sa robe, je sentais ma tête se perdre, l’âpre désir que je nourrissais en moi me mordait au cœur et me séchait la gorge.

Le curé de La Tour ne mangeait que du bout des dents, et les morceaux ne lui profitaient guère. Il paraissait embarrassé de ses mouvemens, de sa contenance ; les attentions que lui prodiguait Mme de Liévitz le mettaient aux champs ; il soupirait tout bas, je crois, après son presbytère, sa salle à manger carrelée, sa nappe en toile bise, son pot-au-feu et le bonnet tuyauté de sa gouvernante. Il pensait aussi au quart d’heure de Rabelais, au moment où il faudrait affronter l’ennemi et débiter l’une après l’autre toutes ces belles phrases que des nuits durant il avait tournées et retournées dans sa tête. Il cherchait à s’accoutumer au visage de Mme de Liévitz ; il la regardait en dessous, et dans sa préoccupation il répondait tout de travers à ses questions.

Quand nous eûmes repassé au salon et que le bonhomme eut avalé une tasse de fin moka et un verre de chartreuse, il se redressa, toussa deux ou trois fois pour s’éclaircir la voix, et, se frottant les mains, il en fit craquer tous les os avec la mâle énergie d’un homme qui se dispose à jeter son bonnet par-dessus les moulins. Il attendait une occasion ; Mme de Liévitz la lui fournit.