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pendant la saison sèche, et déposent le sel sur le sol, qui semble couvert par des traînées de givre. Les indigènes écrêtent leurs champs, lavent la terre et font évaporer l’eau. Cette récolte du sel n’empêche pas la production du riz dans le même terrain, que les premières pluies ont bientôt purifié. Quant à la ville, c’était la plus considérable que nous eussions encore rencontrée. Les rues sont larges, assez bien percées, parallèles ou perpendiculaires à la rivière. Dans les plus importantes, on a même établi des trottoirs en bois, qui rendent de grands services aux habitans lorsque les pluies ont délayé l’épaisse couche de sable dont est partout recouverte la voie publique. Nos relations avec le roi étaient fréquentes, et il venait souvent nous voir incognito. Il nous fit prier un jour d’intervenir au milieu d’une bande de colporteurs birmans qui troublaient l’ordre et qu’il n’osait faire arrêter, parce qu’ils étaient munis d’une lettre émanée des autorités anglaises de Rangoon. Le chef de l’expédition fit observer que, n’étant pas Anglais, il n’avait pas qualité pour se mêler de cette affaire. Il fallut plusieurs jours pour déraciner de l’esprit du roi l’idée fausse qu’il avait conçue de notre nationalité ; encore ne suis-je pas bien assuré que nous ayons réussi. Cet incident, qui s’est reproduit plusieurs fois durant notre voyage, suffirait à lui seul pour en prouver la nécessité. Puisque nous sommes résolument établis en Indo-Chine, il importe à notre honneur que les populations de l’intérieur apprennent à connaître notre nom comme celles du littoral, déjà instruites à le respecter, et que l’Angleterre ne soit plus considérée par ces peuples ignorans comme la seule puissance occidentale. A Ubône, ce titre d’Anglais, qu’on s’obstinait à nous infliger, nous valait une considération plus grande ; mais plus loin cette regrettable confusion a failli deux fois surtout amener des conséquences fatales.

Il devenait indispensable de nous défaire des élémens européens qui composaient notre escorte ; les Français, qui nous avaient déjà créé des embarras à Bassac, pouvaient, dans certaines circonstances faciles à prévoir, faire surgir par leur mauvaise conduite des complications plus sérieuses. M. de Lagrée se résolut à renvoyer ces hommes à Pnom-Penh ; il voulait en même temps faire un dernier effort pour se procurer les lettres de Pékin, si longtemps et si vainement attendues. Dans l’ignorance absolue où nous étions de ce qui s’était passé au Cambodge depuis notre départ, il n’était pas prudent d’y arriver par le fleuve, la route ordinaire, et le chef de l’expédition chargea M. Garnier d’atteindre Pnom-Penh par l’intérieur des terres en contournant les provinces du protectorat. Ce voyage, aussi périlleux que pénible, allait avoir en outre l’avantage de mettre en lumière l’existence à peine soupçonnée d’un grand