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rapides à franchir, et nous prîmes des hommes de renfort au village de Pacmoun. Cette précaution n’était pas inutile. La rivière fut bientôt obstruée par une énorme barrière de grès tourmentés, hachés, déchirés par l’eau. Le grès est percé de trous, sortes de puits aussi ronds que s’ils avaient été forés de main d’homme, et produits au moment des crues par les tourbillons de l’eau chargée de cailloux. Il fallut faire passer toutes nos barques à sec par-dessus ces obstacles, et pour cela les décharger complètement. Le soleil échauffait les pierres, il n’y avait pas un abri possible contre ses rayons verticaux décuplés par la réverbération. On s’attela aux barques ; un chanteur entonna des couplets à tue-tête ; un long cri poussé par tous les travailleurs servait de refrain ; ceux-ci faisaient alors un grand effort, et la charge avançait de quelques pouces. La nuit était tombée depuis longtemps déjà, et la dernière barque n’était pas encore passée. Nos indigènes étaient demeurés une journée entière dans l’eau ; après tant de fatigues, ils n’avaient d’autre nourriture qu’un peu de riz, d’autre lit que la pierre nue. Le feu, ce précieux ami, se mit à pétiller, les réchauffa et les égaya. La rivière n’est à cet endroit qu’un vaste torrent large de 400 mètres. Elle est d’ailleurs très pittoresque ; les bords sont couverts d’arbres. Près de l’eau, les broussailles sont d’un beau vert, tandis qu’au second plan des feuilles jaunes et rouges, tenant à peine aux arbres flétris, sont au plus léger souffle emportées par le vent. On voit de semblables paysages en automne dans certaines contrées de la France. Celui-ci est un peu plus sauvage peut-être ; mais rien ne rappelle les tropiques, si ce n’est le soleil. Nos barques n’avançaient guère de plus de 3 kilomètres en douze heures, et pendant que des Laotiens les halaient péniblement au milieu des rapides, nous essayâmes de chasser dans la forêt, habitée par des animaux sauvages de toutes les tailles et de toutes les espèces, depuis le tigre, l’éléphant et le sanglier jusqu’au lièvre et au chevrotin. Les bords de la rivière et des plus petites flaques d’eau dans les bois avaient été piétines par eux ; mais nous ne vîmes autre chose que leurs traces. Tous fuient l’homme ; ils ont pour retraite d’impénétrables fourrés et d’immenses espaces déserts. Il faudrait épier leurs habitudes et les surprendre à l’affût ; le temps nous manquait pour l’essayer. La pêche, plus facile, fut plus fructueuse. Le poisson est très abondant dans la rivière d’Ubône, et certaines espèces seraient certainement en Europe recherchées des gourmets.

Le 3 janvier 1867, nous arrivâmes au pied du dernier rapide ; d’autres barques devaient venir nous prendre au-delà de cet obstacle : nous nous arrêtâmes pour les attendre. Nous payâmes nos hommes sur le pied de quatre sous par jour. Malgré les rudes