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pic original, qui affecte la forme du sein d’une femme, se dressait sur l’azur profond du ciel, et nous cherchâmes des yeux bien longtemps avant de pouvoir le découvrir le mât qui portait au-dessus de notre campement le pavillon français. Au pied de ces montagnes, nous allions nous trouver réunis, lire ensemble les journaux de France, discuter les nouvelles, décacheter nos lettres et puiser un nouveau courage dans ces dernières communications avec la patrie. Les fatigues, les fièvres, dont nous avions été atteints en traversant les bois et les marais, tout fut oublié dans les premiers transports que nous causa cette perspective. La déception qui nous attendait allait être bien amère. M. Garnier n’avait rencontré à Stung-Treng ni message ni messager. La révolte des Cambodgiens coupait nos communications avec le bas du fleuve, et ceux-ci avaient envoyé à notre poursuite des bandes chargées de nous enlever. Ce bruit s’était vite répandu parmi les Laotiens de Bassac, qui annoncèrent plusieurs fois à MM. Delaporte et Thorel, demeurés seuls au campement avec une partie de l’escorte, la prochaine arrivée de l’ennemi. Un matelot et un soldat français, impatiens des privations matérielles que les circonstances imposaient à tous, avaient dérobé des armes, semé la terreur dans la ville et refusé de rentrer dans le devoir. M. Delaporte dut recourir au roi, qui arma de bâtons vingt Laotiens. Ceux-ci, conduits la nuit par un mari complaisant, surprirent les fugitifs, que nous retrouvâmes les fers aux pieds. Malgré ces menaces d’invasion dont nous étions la cause, malgré ces désordres intérieurs provoqués chez lui par des Français, le roi de Bassac ne cessa pas de se montrer plein de cordialité pour nous. Il connaissait nos intentions, il mesurait l’étendue de nos embarras, et s’efforçait de les diminuer. Quant aux Cambodgiens rebelles, lassés de leur poursuite inutile, ils n’ont pas dépassé Stung-Treng, sur la rive gauche du Mékong, et Tonli-Repou sur la rive droite.

Si nous n’avions attendu que des lettres et des journaux, nous en aurions sans doute profondément regretté l’absence ; mais le succès du voyage n’aurait pas été compromis. L’impossibilité de communiquer par le fleuve avec l’officier français résidant au Cambodge nous jetait dans des inquiétudes sérieuses. Elle menaçait d’entraîner pour nous les plus désastreuses conséquences. Nous n’avions pas les passeports de Pékin. Y renoncer après une expérience aussi récente et alors qu’il était manifeste que nous n’aurions pu faire un pas dans les provinces siamoises, si nous n’avions été en mesure de montrer aux gouverneurs des lettres impératives de Bangkok, c’était se condamner volontairement à ne pas sortir du Laos. M. de Lagrée donna cependant l’ordre de se préparer à quitter Bassac,