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sur Attopée au moment de la révolte des Taysons[1], et cette province a été depuis détachée du Cambodge.

Nous avions hâte de regagner Bassac et de mettre à profit, pour continuer notre voyage vers la Chine, les mois précieux de la saison sèche. A quelques heures au-dessous d’Attopée, sept éléphans nous attendaient ; deux femelles étaient mères, et leurs petits les accompagnaient. Soixante hommes nous furent donnés pour escorte, ou plutôt nous furent imposés, car il nous répugnait d’arracher tout ce monde à sa famille et à ses travaux ; mais des voleurs infestaient, disait-on, les forêts que nous allions traverser, et le gouverneur répondait de notre sûreté. On nous annonça un voyage de cinq jours. Nous nous enfonçâmes sous bois, cheminant dans une sorte de bas-fond marécageux où séjournent les eaux qui s’écoulent des montagnes environnantes. Nous eûmes à traverser une foule de ruisseaux ; quelques-uns sont de véritables rivières qui apportent à celle d’Attopée un tribut considérable. Ma monture partage ses soins entre les sérieuses difficultés de la route et son petit, qu’elle ne perd pas de vue un instant. Celui-ci, espiègle et colère comme un enfant qu’on mène à la promenade malgré lui, hurle et trépigne. A ses cris, la mère devient insensible au fer que le cornac lui enfonce dans le crâne ; elle s’arrête et se retourne pour calmer son fils ; quand il veut boire, rien ne la déciderait à faire un pas en avant, et le rusé choisit toujours pour demander la mamelle le moment où sa mère, engagée sur la pente d’un précipice, se laisse péniblement glisser sur le ventre. Si l’eau est trop profonde, elle aide son petit du pied et de la trompe, le soutient à la surface. Jusqu’au bout, cet admirable animal ne s’est pas un instant démenti, remplissant avec tendresse ses devoirs de mère et avec conscience ses devoirs de bête de somme. Quant aux mâles, ils se mettent en frais de galanterie. Ils cachent au plus profond des bois leurs mystérieuses amours ; mais ils n’en laissent pas moins, tout en marchant, aller leur trompe au plus indécent badinage. Après avoir rencontré en pleine forêt des torrens d’eau limpide et courante, nous nous arrêtions chaque soir au milieu de Vastes clairières herbeuses contenant dans une dépression centrale une mare infecte, où tous les animaux de la forêt étaient venus se désaltérer et faire leurs ablutions. Nos éléphans trouvaient là d’abondans pâturages, et il fallait bien penser à eux.

Enfin nous arrivâmes à d’immenses marécages ; le pays s’était découvert devant nous. Nous distinguions nettement, après trente-deux jours de marche, les sommets des montagnes de Bassac. Un

  1. Montagnards célèbres dans l’histoire de Cochinchine. C’est contre eux que Gia-long demanda et obtint, par l’intermédiaire de l’évêque d’Adran, le secours de Louis XVI.