Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans fourreau est le signe de sa puissance, et l’on ne sait pas bien si les respects s’adressent à l’homme ou à la relique. On assure que les rois du Cambodge et de la Cochinchine lui envoient des ambassades périodiques. Il est connu et honoré de toutes les tribus sauvages jusqu’aux frontières de la Chine. Un missionnaire qui écrivait au XVIIe siècle l’histoire du Tonkin hésite à comprendre dans les limites de ce royaume, à l’époque où il embrassait la Cochinchine elle-même, les peuplades des montagnes soumises aux rois du feu et de l’eau. Peut-on reconnaître dans ce fait singulier le signe d’une souveraineté ancienne marquant encore, après tant de siècles, la famille dépouillée des vieux rois du Laos ? La tribu des Charaïs, comme autrefois celle de Juda, cache-t-elle en son sein quelque Joas ? Sans écriture et sans mémoire, sans histoire comme sans tradition, les sauvages que nous avons interrogés en laotien comprenaient peu le sens de nos questions, et refusaient le plus souvent d’y répondre.

Attopée, où nous étions arrivés, n’est qu’un petit village d’assez triste apparence. C’est un des centres principaux du commerce d’esclaves. J’ai vu des barques chargées de ce triste bétail humain descendre la rivière pour rejoindre le Mékong à Stung-Treng et gagner de là le Cambodge. Les malheureux captifs paraissaient plus accablés encore par la douleur que par les fers dont ils étaient chargés. Dans les sentiers de leurs forêts, fuyant au plus léger bruit comme des daims sauvages, tapis comme des bêtes fauves au fond de leur hutte de bambou et tremblant à notre vue, ils semblaient dans l’échelle des êtres plus rapprochés de la brute que de l’homme. Ici au contraire, immobiles dans leur étroite prison flottante, laissant errer au hasard leurs regards mornes, ils portaient empreint sur leurs traits ce caractère de noblesse qu’un malheur irrémédiable profondément senti imprime partout à la figure humaine. On peut regretter sans doute qu’un marché public d’esclaves puisse se tenir à Pnom-Penh, à l’ombre de notre pavillon ; mais il ne faut pas oublier que nous ne sommes encore que les protecteurs du Cambodge. Notre ingérence dans les affaires de ce pays ne peut, sous peine de nous créer des périls, s’exercer qu’avec une extrême réserve. C’est du roi Norodom lui-même qu’il faudra s’efforcer d’obtenir la suppression de cet odieux usage consacré par les siècles. Les habitans d’Attopée fondent dans de petits creusets de terre l’or recueilli dans les sables, et envoient annuellement à Bangkok une certaine quantité de ces lingots. Ils s’acquittent ainsi en nature de leur impôt envers Siam. Ici encore, on le voit, le roi de Siam s’est enrichi en feignant de rendre un service. Ses armées ont chassé les bandes de soldats qui, sortis des montagnes annamites, s’étaient abattus