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pendant la saison des pluies, dans la rivière d’Attopée. Nos Laotiens, toujours enclins à s’arrêter, résistèrent cette fois énergiquement. Ils ne cédèrent à notre volonté qu’après nous avoir fait promettre, — précaution aussi impertinente qu’inutile, — de ne pas nous battre, de ne pas jurer et de ne pas nous livrer à des discussions bruyantes. Pour plus de sûreté, ils élevèrent ensuite, avec des branches arrachées aux arbres, un petit autel à Bouddha. En règle avec le ciel, ils songèrent à prendre les mesures commandées par la prudence humaine, et allumèrent de grands feux autour du camp. Nous pénétrâmes nous-mêmes sous notre abri de feuillage, rendu nécessaire en cette saison par l’abondance de la rosée, et nous nous étendîmes sur nos nattes après avoir renouvelé l’amorce de nos armes. Quant à nos guides, nos cornacs et nos porteurs de bagages, ils fumaient leurs cigarettes, causaient à voix basse, mais étaient trop prudens pour fermer l’œil. Lorsque, après une pénible journée de marche, je retrouvai, sous la vivifiante influence d’une nuit fraîche, l’entière possession de moi-même, ma pensée se reporta tristement vers la France, dont aucun écho n’était parvenu jusqu’à nous depuis six mois. Ma vie nomade au milieu des forêts silencieuses, les émotions puisées dans un commerce intime avec cette grande nature, me remplissaient de joies inconnues en me laissant d’ailleurs relativement aux chers intérêts de la patrie et de la famille ces tortures de l’incertitude dont les pointes s’enfonçaient chaque jour plus acérées dans mon cœur. Tandis que je m’efforçais de contempler à travers les branches entrelacées du gourbi les étoiles qui scintillaient dans un ciel pâle, je voyais passer devant mes yeux comme des cauchemars tous les fantômes sinistres qui, sous les formes horribles de la guerre et de la mort, avaient peut-être dans l’espace d’une demi-année humilié la France ou ravagé le foyer paternel. Le courrier que nous allions recevoir nous apporta la nouvelle de Sadowa.

Malgré les craintes exprimées la veille par nos Laotiens, aucune alerte ne troubla la nuit. Le lendemain, la forêt devint extrêmement difficile. Les sentiers tracés par les éléphans sauvages, — car il n’existe pas d’autres routes, — s’entre-croisent sous les bambous, qui font entre les arbres un impénétrable tissu hérissé de piquans. Nos éléphans montrent une surprenante habileté dans la fatigante besogne d’enfoncer les fourrés, d’arracher les arbres, de les l’ordre avec leurs trompes ou de les écraser sous leurs pieds. Chacun prend à son tour la tête de la colonne, obéit ponctuellement aux indications verbales du cornac, comme s’il comprenait sa langue. Un gros arbre empêche-t-il le passage, l’éléphant appuie au tronc son large front, et, sans que l’animal semble faire un effort, l’arbre s’incline,