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terre était trop meuble, ils raidissaient les jambes de devant, laissaient traîner celles de derrière de façon à toucher le sol des cuisses, presque du ventre, et glissaient jusqu’au bas du précipice sans perdre un instant ni leur sang-froid ni l’équilibre. Quand ils débouchent ainsi d’un défilé, on pourrait les prendre pour un immense bloc de rocher qui se détache et se met en mouvement. Nous venions d’être témoins de leur force, ils nous firent bientôt admirer leur prudence. Il fallait gravir une colline en suivant le lit d’un torrent desséché, encombré de pierres roulantes. Ils interrogeaient de l’œil le gros arbre aux racines déchaussées ou le rocher surplombant, ils scrutaient la touffe d’herbe comme le grain de sable, et n’avançaient pas d’une ligne sans s’être assurés que le terrain pouvait les porter. Dans certains endroits difficiles, ils mettaient une heure à faire un kilomètre ; mais ils ne chancelaient jamais.

Quand la forêt eut remplacé les rizières, nous cessâmes de rencontrer des villages pour nos haltes du soir ; il fallut emporter avec soi les provisions de plusieurs jours. Nous marchions par des chemins qui auraient rebuté le cheval le plus agile et le plus vigoureux, nos montures faisaient des prodiges de force et d’adresse. Parvenus enfin, non sans peine, au sommet d’une rampe escarpée, nous découvrîmes, à nos pieds, à travers le feuillage, une nappe d’eau où des montagnes boisées réfléchissaient leurs formes arrondies. Nous la prenions déjà pour un de ces lacs magnifiques qui sont l’ornement obligé et souvent décrit des forêts vierges ; mais nos Laotiens nous détrompèrent, c’était la rivière d’Attopée. Nous avions passé de longs jours auprès de son embouchure à Stung-Treng ; c’était une ancienne connaissance, et nous voulûmes nous reposer sur ses rives. L’idée de cette halte fut bien accueillie pour plusieurs autres raisons : l’allure des éléphans est très fatigante ; ce n’est, à proprement parler, ni le roulis ni le tangage, c’est un mélange de ces deux horribles choses, compliqué, au moindre bruit suspect, d’une réaction brusque et violente. Ces animaux, une fois domestiqués et quand ils ne sont pas spécialement dressés pour la guerre, sont timides comme des lièvres. J’en ai monté un qui, malgré ses formidables défenses et ses proportions colossales, fit un écart en apercevant un petit chien. Dans la forêt que nous avions à traverser pour arriver au bord de l’eau, ils rencontrèrent de plus sérieux motifs d’effroi : nous passâmes auprès de la bauge d’un rhinocéros, un tigre croisa notre sentier. Nous nous trouvions en effet dans un quartier où abondent les animaux féroces, et nos guides ne paraissaient pas moins effrayés que nos montures. M. de Lagrée n’en donna pas moins l’ordre de faire halte. Nous choisîmes pour y établir notre campement le lit desséché d’un torrent qui se jette,