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cynique. Qu’une duchesse fût amoureuse d’un baladin, cela s’était vu, et Juvénal a été témoin d’erreurs semblables. Remarquez-le bien, Josiane aime le saltimbanque, non pour son opprobre, mais pour sa hideuse laideur. A quoi sert cette perversité ? Les chastes amours de Déa seront-elles traversées par la fantaisie dénaturée de la grande dame ? Est-ce le drame du cœur qui commence ? Non. La duchesse, la fille d’un roi, n’est que la tentatrice de Gwynplaine, du monstrueux et innocent Gwynplaine, qui, après quelques rêveries sensuelles, brûle silencieusement le billet à la lampe. De cette missive redoutable, la pauvre aveugle Déa ne perçoit que la fumée. Tout rentre dans l’ordre, et cette cahute de saltimbanques, suivant les habitudes d’imagination de M. Victor Hugo, continue d’être le séjour de toutes les vertus. Cependant l’heure de la destinée approche pour Gwynplaine. Une bouteille a été trouvée sur une côte d’Angleterre, chargée de coquilles et d’incrustations de la mer, où elle a roulé durant quatorze ans. La nuit où ils abandonnaient l’enfant défiguré, les comprachicos, surpris dans leur fuite par l’orage, jetés sur des rochers, coulant bas avec leur embarcation, n’ayant plus d’espoir en cette vie, au moment où ils descendaient dans l’abîme, avaient laissé flotter au-dessus de leurs têtes cette bouteille, dans laquelle était enfermé et scellé un procès-verbal en forme de leur crime, de l’identité de l’enfant, des circonstances où il fut vendu, livré, opéré, abandonné. De cette bouteille, doucement apportée au rivage après tant d’années, sort le secret de la naissance de Gwynplaine, de sa fortune et de ses dignités. Rarement nous avons trouvé dans M. Victor Hugo une transition plus savamment étudiée que ce passage du bateleur au pair d’Angleterre. S’il trahissait moins cette conviction où il paraît être que le cours des choses humaines est une boîte à surprises, si en même temps il ne chargeait pas trop les descriptions de prisons, de souterrains, de tortures et de supplices, cette partie du roman serait fort curieuse ; elle réveille cet intérêt particulier où la convoitise de savoir, où l’imagination et les nerfs entrent en jeu, et qui a son siège, non dans l’âme ou dans le cœur, mais dans la tête. L’auteur est toujours trop présent avec ses procédés littéraires. Pourtant nous ne craignons pas d’inscrire au nombre des beautés trois ou quatre pages où il a résumé la part de la fatalité et de la Providence dans les aventures de son héros. Fatalitén ananké, le poète ne put jamais s’affranchir de cette pensée dans ses romans et ses drames, qui sans doute présentaient une image assez fidèle de son âme. Depuis l’exil, le fatalisme a envahi même ses vers, et l’obsession en est partout accablante.

L’analyse peut s’achever en deux mots. Les trente-dernières pages,