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Marcher sans trêve, comme nous les forcions à le faire, cela dérangeait toutes leurs habitudes. Ils le témoignaient par dès murmures, par des ruses toujours déjouées, par des mensonges toujours découverts, et qu’ils ne renouvelaient pas moins avec une candeur entêtée afin d’obtenir des haltes plus fréquentes.

Saravane, chef-lieu d’une troisième province, s’annonça enfin de loin par les angles relevés du triple toit de ses pagodes. Des sauvages étaient occupés à préparer nos logemens, deux maisons étaient déjà prêtes ; nous les dispensâmes d’achever les autres. Les grands mandarins ne voyageant jamais sans une suite nombreuse d’hommes, de femmes et d’éléphans, le gouverneur s’attendait à voir derrière nous cent cinquante Français, et leur faisait construire des casernes. La modestie de notre équipage, modestie conforme à l’exiguïté de nos ressources aussi bien qu’à nos habitudes et à nos goûts, a toujours étonné nos hôtes et les a fait souvent, au premier abord, douter de notre rang. Le village était considérable, agréablement situé sur les bords du Sé-don, et ombragé par une foule de grands arbres régulièrement plantés. Les cases étaient nombreuses et soignées ; mais ce qui nous surprit surtout, ce fut de trouver dans ce coin perdu des possessions siamoises une pagode comme nous n’en avions pas encore rencontré depuis le Cambodge. Elle était construite en briques blanchies à la chaux et couverte de plusieurs toits superposés. La façade, un peu resserrée, était précédée d’un porche soutenu par quatre colonnes élancées d’inégale hauteur et réunies au sommet par un feston en bois sculpté. Plus loin, au milieu d’un petit étang, s’élevait sur pilotis un second édifice dans le même goût et surchargé extérieurement de dorures. On y arrivait par une longue chaussée en bois un peu dégradée » dont la dernière planche avait été retirée à dessein. Ce mystérieux sanctuaire, où les bonzes ne consentirent pas sans peine à nous introduire, était la bibliothèque des livres sacrés. Ils étaient tous là, déposés sur de riches étagères, enveloppés dans d’élégans étuis recouverts de soie et dormant d’un sommeil ininterrompu, — car pas un de ces religieux ne pourrait en déchiffrer le texte pâli, — d’ailleurs entourés de respect et préservés par l’eau qui baigne les pieds de leur palais des deux grands fléaux du pays, le feu et les fourmis blanches. Dans les villages de ces contrées, les pagodes, édifices en briques, tranchent par un air de richesse et de solidité relatives sur les cases en bois qui les entourent ; bâties au centre d’un vaste préau, elles semblent tenir à distance les habitations profanes. C’est toujours près d’elles que l’on trouve les plus beaux cocotiers, les palmiers les plus hauts, les aréquiers les mieux venus. À l’ombre de ces arbres s’abrite la bonzerie, où les enfans viennent apprendre à