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resplendissant de fleurs et de rosée où une femme divine, une Eve enchanteresse, l’appelait sous l’arbre de la vie et l’invitait à cueillir le fruit savoureux. Fasciné, il s’est assoupi sous les regards de la séductrice. La nuit est tombée, et à travers le feuillage sombre il a vu scintiller une couronne d’étoiles qui semblait vouloir se poser sur le front de la femme aux yeux rayonnans. Dans la bouche de Walther, cette vision se formule tout naturellement en deux strophes mélodieuses d’un flot suave et noble. Le maître est ravi. Dans la joie de son cœur, il a écrit les paroles sur une feuille de papier. — Et maintenant, dit-il, il s’agit d’oser. Allons nous préparer pour la fête.

A peine sont-ils sortis, qu’on voit apparaître le greffier, qui rôdait dans la rue. Il entre en boitant, car ses jambes n’ont pas oublié la sérénade de la veille et son accompagnement varié. Ses yeux rencontrent la feuille de papier oubliée sur la table. Il reconnaît l’écriture de Sachs ; un chant d’amour de lui ? Le vieux cordonnier aurait-il l’audace de briguer la main d’Eva ? Cette pensée lui vient comme un éclair. Le maître rentre au même instant en habit de fête. Beckmesser l’accable de reproches et de sarcasmes. — Je n’ai jamais songé à concourir, lui répond Sachs en riant, à preuve que je vous fais cadeau de ces vers. Faites-en ce qu’il vous plaira. — Le greffier tombe tête baissée dans le piège qu’on lui tend et emporte triomphalement la feuille, croyant tenir la victoire dans sa poche.

Survient Eva en robe blanche, richement parée pour la fête. Sachs lui fait compliment sur sa beauté ; mais elle lui reproche d’un air triste et boudeur de ne pas savoir où le soulier la blesse[1]. Le cordonnier la prend au mot, lui fait poser le pied sur un tabouret et tâte le méchant soulier. Trop large ici, trop mince là, Eva lui trouve tous les défauts du monde. Tout à coup Walther paraît sous la porte, en face d’Eva, et reste cloué sur place devant l’éblouissante apparition. La couronne étoilée, qu’il a vue flotter en songe sur la tête de son Eve idéale, brille maintenant dans les cheveux d’Eva, et c’est une couronne de fiancée. Le rêve s’est accompli, la vision poétique est devenue réalité vivante. Dans le ravissement que lui cause cette vue, il laisse échapper la troisième strophe de son chant, qui résonne aux sons de la harpe comme l’hosannah des fiançailles. Eva l’écoute immobile, les bras étendus, pétrifiée dans son extase. — Eh bien, dit Sachs en lui remettant le soulier, est-il réussi ? Essaie, marche ! te gêne-t-il encore ? — Eva reconnaît enfin dans le vaillant maître son plus généreux ami et se jette à son cou. Après un instant d’effusion paternelle, Sachs, s’arrachant à cette étreinte,

  1. Proverbe allemand qui équivaut a la location française : où le bât la blesse.