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d’artiste. Il résolut d’exposer ses vues sur l’opéra dans une série d’essais esthétiques. Habitué à exprimer sa pensée par des créations vivantes, il ne s’engagea qu’à regret dans le dédale de la théorie. Il fallait cependant fixer son point de vue et défendre l’idée du drame musical contre une foule de malentendus, et puis le proscrit était forcé de vivre de sa plume. Il se lança donc dans l’esthétique avec toute la fougue d’un homme qui ne fait qu’un avec son idée. Ces écrits, qui forment un chapitre important dans l’œuvre de M. Richard Wagner, dénotent une connaissance profonde de la musique, et sont remplis d’aperçus originaux parfois d’une justesse frappante sur l’histoire de l’opéra, sur l’essence et les rapports intimes des arts. Il est regrettable que Richard Wagner n’ait pas donné à ces ouvrages une forme moins abstraite. La pensée s’y perd parfois en formules philosophiques si larges que l’esprit n’y peut plus rien saisir ; mais, à côté des exagérations du polémiste, des emportemens de l’idéaliste passionné, on y trouve de ces pages éloquentes où l’on sent vibrer l’âme de l’artiste tout plein de son art, où parle l’homme qui a vécu sa pensée. Les plus remarquables de ces ouvrages sont : l’Art et la Révolution, Opéra et Drame et surtout l’Œuvre d’art de l’avenir, qui a valu tant d’ennemis à l’auteur, et suscité une polémique plus violente et plus interminable que n’en provoqua cent ans plus tôt l’épître dédicatoire d’Alceste. Dans ce livre, l’auteur s’attache à prouver que tous les arts peuvent se fondre harmonieusement dans le drame musical tel qu’il le conçoit. Il montre avec beaucoup de sagacité que dans l’opéra ils rivalisent au lieu de concourir au même but. Chacun, voulant briller pour son propre compte, s’ingénie à primer les autres, et au milieu de cette lutte égoïste ils se tyrannisent à qui mieux mieux. C’est à qui l’emportera sur les autres, absorbera l’attention du spectateur. Tantôt c’est le chant ou la simple vocalise qui règne aux dépens des paroles et parfois du bon sens ; tantôt c’est l’orchestre qui joue une marche hors de propos, et amène sur la scène une troupe de choristes et de figurantes sans qu’on sache pourquoi ; tantôt c’est la chorégraphie qui prend possession de la scène, car il faut un ballet. Quant à la poésie, elle devient ce qu’elle peut ; dans l’opéra, c’est le souffre-douleur, le bouc émissaire des autres arts ; elle est maltraitée sans pitié, enfermée dans un libretto fabriqué, taillé, tronqué au gré du musicien, du décorateur et des chanteurs virtuoses. De là une série d’impressions contraires, un ensemble disparate, un genre bâtard. Que serait-ce, continue l’auteur, si la poésie, au lieu d’être l’humble esclave dans l’opéra, y devenait la maîtresse intelligente, si, au lieu d’être le prétexte de l’œuvre, elle en était l’âme, si l’action était grande et simple, si la musique, subordonnée au drame, se