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révélatrices agissent comme des charmes étranges. Elles sont toutes si originales, qu’au bout d’une mesure on les distinguerait entre mille et qu’on en reconnaît tout de suite l’intervention la plus mystérieuse, le plus léger tressaillement dans le grand courant symphonique de l’orchestre. Les plus importans de ces motifs représentent et vivifient les grandes puissances morales, les passions des personnages, le sentiment fondamental de leur âme d’où découlent pour ainsi dire leur caractère, leur conduite et toute leur vie. Ainsi le thème religieux du Saint-Graal, admirablement développé dans le prélude, est comme un fond d’or sur lequel se détache la figure lumineuse et héroïque de Lohengrin, l’atmosphère éthérée qui l’enveloppe, la haute, silencieuse et sainte solitude d’où il descend vers les chaudes régions des passions terrestres. Tous les autres motifs qui caractérisent le fils de Parzival ont une parenté secrète avec cette phrase mystique. La mélodie ne revient que rarement, comme pour nous faire sentir que les sentimens les plus divins illuminent la vie de l’homme de rayons fugitifs. Elle perce déjà, suave et rêveuse, sous forme de vision lointaine, dans le premier chant d’Elsa, qui attend son défenseur et qui pressent les inénarrables félicités du Saint-Graal. Elle s’exhale alors plus douce et plus pure qu’une brise alpestre dans l’air lourd et orageux de la plaine, et fait courir dans la chevelure de la vierge accusée, mais belle d’innocence, le souffle d’un autre monde. Elle reparaît à de longs intervalles chaque fois que Lohengrin fait allusion à sa mission sainte. Ce sont les violons qui jouent cette modulation exquise, pleine d’une ivresse céleste, et qui plane parfois au-dessus du héros comme un chœur d’anges invisibles. A la fin seulement, quand Lohengrin révèle son origine, elle est attaquée tout à coup par les trompettes, comme si le temple du Saint-Graal se dévoilait en cet instant unique, avec ses colonnes de jaspe et ses phalanges invulnérables, dans toute son aveuglante splendeur. À ce chant céleste qui toujours triomphe sans effort et par sa seule présence s’oppose le motif infernal d’Ortrude, dessiné ordinairement par les violoncelles. Cette phrase rampante et perfide sort comme un serpent des profondeurs les plus ténébreuses de l’âme. Dans le duo entre Ortrude et Frédéric, elle s’enroule autour du malheureux et l’étreint de ses anneaux ; dans le dialogue avec Elsa, quand Ortrude lui insinue que Lohengrin pourrait bien n’être qu’un magicien et qu’un imposteur, elle remue à chaque instant dans les bas-fonds de l’orchestre ; tantôt elle se traîne en exhalant un bruit lamentable, tantôt elle se redresse avec des sifflemens de vipère. Elle se glisse subtile et tortueuse jusqu’à l’âme innocente d’Elsa et mêle son venin à ses rêves d’amour ; mais devant l’invincible Lohengrin elle recule lâchement.