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amour sans frein, est d’une beauté tragique qui remue l’âme jusque dans ses profondeurs.

L’interprétation musicale de cette tragédie surpasse de beaucoup celle du Tannhäuser par la clarté et la mesure. L’unité de conception et de style est si parfaite qu’on se demande si les paroles ont été faites pour la musique, ou la musique pour les paroles ; on dirait qu’au plus haut degré de l’expression poétique la parole toute vibrante d’âme et de passion se fait mélodie d’elle-même. Le chant devient comme la versification de la tragédie, qui, loin d’entraver la marche de l’action, ne la rend que plus saillante. Les chœurs ne sont plus ici de lourdes masses manœuvrant avec un ensemble machinal au signal du chef d’orchestre, ce sont des individualités, ce sont de vrais acteurs. Le grand chœur à huit parties qui précède et accompagne l’arrivée de Lohengrin en est un bel exemple. Elsa sans défenseur est accusée par ses ennemis devant le roi et le peuple ; le héraut du roi appelle par deux fois le chevalier inconnu en qui elle espère. Personne ne bouge dans la foule ; les rudes guerriers commencent à douter de son innocence, et le sombre motif du jugement de Dieu s’appesantit sur elle comme une malédiction irrévocable, au milieu d’un silence de mort. Elsa, éperdue, s’agenouille avec ses femmes dans une prière ardente. Tout à coup son visage s’illumine d’une joie céleste ; au même instant apparaît au loin, sur l’Escaut, un chevalier debout dans une barque traînée par un cygne ; son armure brille au soleil, le cygne merveilleux fend les ondes du fleuve. À cette vue, un frémissement court sur la foule, et le chœur commence pianissimo comme un léger chuchotement. Ce ne sont d’abord que des exclamations individuelles où l’on distingue la surprise des uns, la foi naïve des autres, l’effroi des incrédules, le saisissement de tous. A mesure que la barque approche, le chœur grandit, monte en flots d’allégresse, monte toujours, jusqu’à ce qu’il éclate à l’arrivée du resplendissant chevalier, et se fonde en un vaste hymne de joie, tout ruisselant de religieux frissons. Cet immense crescendo nous communique quelque chose de la sainte terreur que les anciens demandaient à la tragédie, que le peuple ressent en présence du radieux justicier, et dont l’homme est pénétré devant toute manifestation du divin.

Quant aux motifs dominans, qui jouent déjà un rôle capital dans Tannhäuser, ils sont plus significatifs encore dans Lohengrin. Ils constituent l’unité de la trame musicale. Par une combinaison aussi intelligente que hardie, au moyen de plusieurs phrases principales, le compositeur a serré un nœud mélodique dont le réseau harmonieux et flexible enveloppe tout le drame. Ces phrases