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le peuple réunis, il s’avoue chevalier du Saint-Graal, puis il repart pour ne plus revenir. Il s’en va l’âme déchirée, brisé dans sa fleur, car il aime toujours Elsa, mais fidèle à son orgueil et à la loi de son ordre, qui ne permet pas à ses champions de rester dans le monde une fois le mystère de leur origine dévoilé.

Lohengrin, nature à la fois tendre et impérieuse, expansive et altière, est une vivante incarnation de l’héroïsme exalté qui demande dans l’amour la foi la plus aveugle, la plus absolue, et brise implacablement tout lien avec l’être aimé au premier signe de doute. On dirait qu’il expie sa nature surhumaine par l’effroi qu’il inspire, car sa destinée tragique est d’être soupçonné par la femme qu’il adore, par celle qui seule pouvait le comprendre et l’épanouir. Elsa, la femme passionnée, demande’ une révélation complète, et son époux refuse de la lui donner par excès d’orgueil. Elle a douté de lui un instant, et lui ne voit pas que ce doute vient de l’excès même de son amour. L’altière sublimité du héros l’empêche de comprendre l’âme féminine en sa délicatesse et sa profondeur. Autrement il verrait qu’elle exige la plénitude de la confiance. Voilà ce qui creuse l’abîme entre eux, et voilà le nœud tragique du poème. La structure en est très simple, et les événemens s’y concentrent en quelques scènes capitales ; mais chaque scène fait marcher l’action, chaque mot porte. Dans le drame musical, le poème ne peut être qu’une esquisse, c’est la musique qui doit lui donner la couleur et la vie ; mais à la vigueur, à la hardiesse du carton, on devine la richesse et l’éclat du tableau. Les caractères sont groupés avec un grand art et nuancés avec une extrême finesse. Frédéric de Telramund et Ortrude forment avec Lohengrin et Elsa un contraste des plus tranchés. Le couple sombre, infernal, uni par la haine, fait ressortir le couple si noble et si tendre du héros, et de son amante exaltée dans toute sa blancheur immaculée, comme deux anges de lumière à côté d’êtres maudits échappés de l’abîme. Ni Ortrude ni Frédéric ne sont des méchans vulgaires, des traîtres de convention. Ortrude surtout, cette païenne fanatique, est une création. Grande d’audace et de sang-froid, elle refoule dans un sein de marbre tout l’enfer de la haine et de la vengeance pour les laisser éclater au moment propice avec une jubilation féroce. La sûreté avec laquelle elle infiltre le poison du doute dans l’âme d’Elsa, les caresses perfides dont elle l’enlace, la douceur feinte avec laquelle elle se glisse comme un serpent jusqu’à son cœur de vierge, annoncent la scélératesse d’un démon. Le choc de ces caractères donne lieu à des situations aussi frappantes qu’inattendues, et la scène fatale du troisième acte entre Lohengrin et Elsa, où celle-ci oublie sa promesse dans l’emportement d’un