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admis au théâtre de Dresde et le Vaisseau fantôme à Berlin. Il quitta Paris sur-le-champ et se rendit à Dresde. Rienzi y obtint un succès éclatant, qui valut au compositeur le titre de maître de chapelle de la cour. C’était une victoire aussi brillante qu’inespérée. D’un jour à l’autre, le jeune compositeur, resté obscur et isolé jusqu’à vingt-huit ans, était devenu célèbre. Voilà une gloire établie, une fortune assurée, pensaient les nouveaux amis, qui maintenant lui arrivaient en foule. Ils se trompaient fort ; la véritable lutte allait commencer pour lui. Ah ! sans doute, s’il avait consenti à rester dans les voies battues comme dans Rienzi, il avait pour lui acteurs, directeurs, musiciens, le public et la critique en masse ; mais aborder le théâtre avec des idées de réforme radicale, vouloir introduire un esprit nouveau dans l’opéra, demander aux chanteurs d’être de bons acteurs, de se passionner pour leurs rôles plus que pour leurs airs de bravoure, au public de s’intéresser à l’ensemble de l’œuvre plus qu’aux accessoires, aux caractères plus qu’à la voix de la première cantatrice, à l’idée même du drame plus qu’au ballet, c’était se brouiller avec tout le monde à la fois, car c’était rompre en visière avec tous les préjugés, c’était toucher à cette divinité redoutable, la mode, et saper son temple par la base. Guerre devait s’ensuivre. L’accueil défavorable qu’on fit au Vaisseau fantôme à Berlin aurait arrêté un artiste moins convaincu dans la voie des innovations ; mais M. Richard Wagner n’agissait ni par spéculation ni par système. L’enthousiasme qui l’entraînait vers un sujet nouveau lui en dictait aussi la forme. Il faut le reconnaître, il n’a jamais cherché le succès pour le succès, et, s’il a parfois défendu son idéal avec trop d’âpreté, du moins ne l’a-t-il jamais trahi. À cette époque, il composa l’œuvre où sa manière s’accuse déjà dans toute sa vigueur. Il s’agit de Tannhäuser. Ce n’est pas le hasard qui le fit tomber sur ce sujet légendaire. Il avait trouvé dans le mythe populaire le véritable domaine de son drame musical ; il s’y avança en conquérant. Pour beaucoup de personnes, le chevalier-poète de la Wartbourg, attiré dans les grottes de Vénus[1], n’est qu’un fantôme du moyen âge ressuscité sans qu’elles sachent pourquoi. Juger ainsi cette création, c’est n’en voir que le vêtement. Pour l’auditeur attentif, ce personnage est bien autre chose qu’un premier ténor chantant quelques beaux airs et triomphant dans une cavatine. Tannhäuser, qui du fond des voluptés énervantes aspire à la douleur et aux joies de l’amour pur,

  1. Dans la légende chrétienne du moyen âge, la déesse Holda (autre nom de Freya) se confondit avec la déesse grecque. Selon la tradition thuringienne, elle vivait avec ses nymphes dans le Hörselberg, près d’Eisenach, et cherchait à y attirer les voyageurs. Une fois entrés, ils n’en sortaient plus.