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conversion fut comme un coup de foudre, une terrible et bienfaisante apparition de la muse nouvelle qui s’emparait du jeune homme. « Un soir, dit-il lui-même, j’entendis exécuter une symphonie de Beethoven, j’eus dans la nuit un accès de fièvre, je tombai malade, et après mon rétablissement je devins musicien. » Le voilà donc qui se jette sur la musique comme il s’était jeté sur la poésie. Pendant deux ans, il s’y plonge, il se l’assimile. Harmonie, contrepoint, instrumentation, il apprend tout avec une sorte de frénésie. — Faut-il savoir faire une fugue ? dit-il un jour à son maître. — N’en faites pas souvent, mais sachez en faire, » lui dit le sage musicien, Trois jours après, l’élève lui apporte une fugue des plus compliquées, dont le vieux maître de chapelle reste ébahi. A dix-sept ans, Richard Wagner avait composé une foule de sonates, plusieurs ouvertures et une symphonie. Le poète semblait métamorphosé pour toujours en musicien.

Il n’en était rien pourtant ; le poète reparut tout à coup d’une manière inattendue. Ce fut à l’audition du Freyschütz. Le premier opéra vraiment populaire et hardiment national des Allemands devait frapper de prime abord un esprit avide de franchise et de vérité. Qui d’ailleurs n’eût été sous le charme ? Le souffle vivifiant des grands bois qui traverse cette partition était fait pour rafraîchir tous les cœurs. Les romances d’Agathe, qui joignent à l’ingénuité native des chants populaires tant de noblesse virginale, enflammaient toute la jeunesse d’alors. Ce qui attira surtout M. Richard Wagner dans le chef-d’œuvre de Weber, ce fut le concours merveilleux de l’effet musical et de l’effet poétique dans certains passages. Rien de plus dramatique à coup sûr que le retour du motif de Samiel chaque fois que le séducteur apparaît. Quand le spectre rouge du démon des bois passe derrière Max sur la lisière sombre de la forêt et que les violoncelles reprennent leur phrase tentatrice comme le désir, rampante et orgueilleuse comme Satan, il semble que l’enfer tout entier assiège l’âme troublée du chasseur. Cet effet et bien d’autres révélèrent au musicien la puissance dramatique de son art. Aussitôt il veut faire à son tour un opéra, et bientôt après il conçoit, écrit et compose les Fées. Vers et musique avaient coulé d’un seul jet de sa plume comme d’une même source ; ceci est caractéristique. A partir de ce moment, le poète et le musicien, éclos successivement dans le même individu et développés isolément, se joignent pour ne plus se quitter. Un instinct irrésistible, un charme magnétique les attire l’un vers l’autre. Marchant de front, ils tendent à ne plus former qu’un seul et même artiste et à s’unir indissolublement dans un même idéal. Telle est la grande originalité de M. Richard Wagner ; elle lui fait une place à part dans l’histoire de l’opéra. Nous ne sommes pas ici en présence d’un musicien pur et