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son compatriote M. Davidson par l’étude des brachiopodes fossiles des îles britanniques. Grâce à d’immenses matériaux recueillis avec une persévérance rare, aux rapprochemens qu’il a pu faire, cet habile et sagace observateur a réduit à cent les deux cent soixante espèces acceptées jusque-là ; il a ramené à une seule quinze espèces isolées par ses prédécesseurs. On aurait pu invoquer cet exemple et quelques autres comme témoignant au moins de la probabilité de ces transmutations si difficiles à montrer ; mais évidemment pour Darwin, comme pour l’auteur de ce beau travail, il n’y a là que la répétition d’un fait qui se produit souvent dans toutes les grandes collections, et dont notre Muséum a été bien des fois témoin. Les races, les variétés tranchées d’une espèce très variable sont prises pour des espèces tant qu’on ne connaît qu’elles ; elles sont ramenées à leur type spécifique aussitôt qu’on a pu recueillir les intermédiaires qui les unissent. C’est ce que Davidson a fait pour les brachiopodes fossiles, comme Valenciennes l’a fait pour bien des mollusques vivants, grâce à la multiplicité des échantillons dont il disposait. Dans la théorie de Darwin, il s’agit de tout autre chose, et les développemens mêmes qu’il a donnés à sa pensée prouvent qu’il ne s’y est pas trompé.

Incontestablement les êtres organisés considérés en bloc présentent un progrès organique croissant graduellement des plus simples aux plus compliqués. Par conséquent, lorsqu’on considère deux termes de cet ensemble quelque peu éloignés, on constate qu’ils sont reliés l’un à l’autre par des termes intermédiaires. Ce fait avait été reconnu depuis bien longtemps et exprimé d’une manière heureuse par l’aphorisme de Leibniz : « la nature ne fait pas de saut. » Dès qu’on entre quelque peu dans les détails, il faut bien reconnaître que cette appréciation générale doit être modifiée. C’est ce que Lamarck avait compris. Nous avons vu qu’il expliquait par des modifications accidentelles les irrégularités, les hiatus que l’observation révèle à tout naturaliste, et qu’on pouvait opposer à la manière dont il comprenait la filiation directe des types. Par sa conception d’un ancêtre commun attribué aux formes les plus différentes, Darwin échappe à cette difficulté ; mais il en fait naître de nouvelles. Plus encore que Lamarck, il devrait montrer les chaînons qui rattachent à un seul et même type un certain nombre de types aujourd’hui distincts ; il devrait pouvoir signaler chez des groupes existant dans la nature des faits comparables à ceux qu’il met si bien en évidence quand il s’agit des races de pigeons. Or il déclare à diverses reprises ne pouvoir le faire. Il avoue franchement qu’il y a là une objection des plus sérieuses ; « mais, dit-il, l’insuffisance extrême des documens géologiques suffit, je crois, à la résoudre. »