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mouvement, une intention élevée, généreuse, et la scène est traitée avec largeur. Le dirons-nous toutefois ? même en applaudissant, les spectateurs ne semblent pas convaincus. On ne sent pas ici cette adhésion franche et entière de la foule à un accent sorti de l’âme. L’ingénieux écrivain, à qui l’on n’a pas craint d’attribuer une inspiration cornélienne, sait mieux que personne à quoi s’en tenir. Le style même dont il s’est servi, ces antithèses de convention, ces cliquetis de paroles, attestent les combinaisons d’un maître-expert qui sait à point nommé faire manœuvrer les bravos. « Je n’ai pas le droit de voler à la patrie ton courage, comme tu m’as volé mon bonheur ! » voilà de la rhétorique théâtrale, et non de l’héroïsme. L’héroïsme n’est pas toujours simple, il peut bien faire quelquefois des phrases ; jamais du moins il ne sophistique, jamais il ne se fait des raisonnemens à lui-même afin de s’engager à prendre le faux pour le vrai, le mal pour le bien. Si pareille chose lui arrivait, le sublime serait exposé bien vite à franchir le pas qui le sépare d’un fâcheux voisinage. Le comte de Rysoor paraît un peu ridicule quand, il se persuade que Karloo est absolument nécessaire à la cause des Flandres. Quel est-il donc, ce personnage dont le concours doit être si précieux ? comment a-t-il prouvé son dévoûment ? que faisait-il pendant que Rysoor, au risque de sa vie, allait se concerter avec le prince d’Orange ?

On devine les dernières scènes ; chargé par le comte de Rysoor de chercher et de punir le traître, Karloo apprend que ce traître est une femme, que cette femme est la comtesse Dolorès, et à quel moment lui arrive cette révélation foudroyante ? Au moment où les conjurés montent sur le bûcher. En vain Dolorès veut-elle le fléchir, l’entraîner avec elle ; Karloo, insulté à tort comme un Judas par ses frères d’armes, la frappe d’un coup de poignard et se précipite dans les flammes. Ce dénoûment est terrible ; pourquoi ne produit-il pas une impression plus forte ? Pourquoi n’est-on pas ému en même temps qu’on est terrifié ? C’est que tout cela marche trop vite, que les caractères ne sont tracés qu’à demi, que les situations ne sont pas amenées au juste degré de lumière. Ce Karloo et cette Dolorès, sur qui se concentre au dernier acte la curiosité du spectateur, il fallait les concevoir autrement pour justifier la place qu’ils occupent. On ne s’intéresse ni à l’un ni à l’autre, et en outre, chose plus grave, le personnage chargé de représenter la justice lui donne un caractère odieux. Est-ce bien au Karloo de M. Victorien Sardou qu’il appartient de venger ses frères d’armes et de tuer la comtesse de Rysoor ?

Voilà bien des critiques ; nous trouvera-t-on trop sévère pour une œuvre digne d’estime et qui révèle à certains égards une direction heureuse ? Nous ne le pensons pas. Cet examen attentif doit montrer à M. Sardou quel cas on fait de son talent. S’il n’y avait eu dans le drame de Patrie que ce qui est destiné aux yeux, le spectacle, la mise en scène, les patrouilles de nuit, les coups de main, les gueux de mer, les grandes