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Rysoor, sous ses cheveux blanchis, aime si ardemment la jeune épouse qu’il s’est donnée ! C’est une Espagnole ; quand il l’a vue pour la première fois, elle était belle, pauvre, auprès d’une mère agonisante. Il l’a aimée, il l’a sauvée ; Dolorès, la misérable abandonnée, est devenue la comtesse de Rysoor. Et c’est elle qui vient de trahir son bienfaiteur ! C’est elle qui vient de se livrer à un amant, tandis que le comte, son mari, appelé au dehors par le plus saint des devoirs, risquait sa tête pour le salut de la patrie ! L’horreur de M. de Rysoor serait bien plus grande, s’il savait ce que sait déjà le spectateur : l’amant de la comtesse, c’est l’ami le plus intime du comte, Karloo van der Noot, un frère d’armes qu’il traite comme un fils, un homme associé à sa vie par des liens sacrés, puisqu’ils souffrent tous deux des mêmes douleurs et sont résolus à mourir pour la même cause. Dans des conditions pareilles, la trahison est presque un sacrilège, et l’adultère ressemble à un inceste.

Cette profanation, dont nous sommes avertis dès le commencement du second acte, pèse sur l’œuvre entière et empêche l’émotion de se produire. Est-il possible d’être ému lorsque Dolorès, convaincue par son mari d’avoir reçu chez elle un homme la nuit précédente, se redresse sous le reproche, avoue hautement sa faute et tâche de la justifier ? Sa justification est déclamatoire et vulgaire. Le délire seul de la passion insensée, furieuse, invincible, pouvait excuser la malheureuse ou du moins la faire plaindre ; l’héroïne de M. Sardou s’ennuyait, elle était jalouse de l’amour du comte pour son pays ; Espagnole et catholique, elle souffrait de se voir associée au défenseur des Flandres,… elle cherche ainsi mille raisons pour se donner à elle-même les apparences d’une passion irrésistible ; mais le public, qui la juge, s’aperçoit bien qu’elle ment. L’amour de Dolorès pour Karloo, tel qu’il est dépeint par l’auteur, n’a pour explication que des sentimens bas et de grossiers instincts. Certes on ne saurait contester au poète le droit de faire éclater le drame domestique au milieu des émotions et des catastrophes nationales. C’est ce qu’a fait Goethe dans Egmont, c’est ce qu’a fait M. Mérimée dans sa Chronique de Charles IX et ce dont le génie de Meyerbeer a tiré un si grand parti au quatrième acte des Huguenots. Seulement il faut alors que les passions individuelles soient en harmonie avec les passions générales, il faut que le drame privé participe par l’exaltation et le sacrifice à la sublimité du drame public. Lorsque Raoul et Valentine vont chercher la mort ensemble, au milieu des égorgeurs de la Saint-Barthélémy, l’harmonie que nous réclamons au nom de l’art est admirablement observée. Ici, c’est tout le contraire. Quoi ! au milieu d’une si horrible boucherie, dans cette ville pleine de sang et de cadavres, à travers ce silence lugubre qui succède par intervalles aux derniers cris des victimes, en face de ce peuple courbé sous la hache, lorsqu’un des meilleurs enfans de la patrie travaille à briser ce joug exécrable, son ami,