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terreur jetée dans le monde antique par les épicuriens. Les âmes pieuses qui croyaient trembler sous un frisson divin regardaient sans doute comme des impies ceux qui ne partageaient pas leur terreur, sans se douter qu’elles-mêmes étaient les impies, puisqu’elles tremblaient sur la foi d’Épicure. Ainsi il arrive souvent que dans le cours des âges les idées perdent les marques de leur origine, passent d’une doctrine à une doctrine contraire, et, comme des transfuges déguisés, changent de camp. » Je veux signaler surtout la belle péroraison du chapitre sur la religion de Lucrèce. Il y expose ce qu’on pourrait appeler le credo d’un honnête homme sur la nature avec une netteté et une fermeté qui font un égal honneur à son caractère et à son talent. « En chassant de la nature l’inepte intervention des dieux du paganisme, Épicure a mis fin encore à toutes les fraudes prétendues pieuses par lesquelles les hommes se trompaient les uns les autres et se trompaient eux-mêmes. Tandis que Pythagore, Socrate, Démocrite même, l’Académie, le Lycée, le Portique, toutes les écoles, même les plus libres, croyaient à la divination par le vol des oiseaux, par les entrailles des victimes, par les astres, par les songes, par le délire et par cent autres moyens, Épicure seul repoussa ces sciences menteuses et en dévoila l’imposture. Il contraignit les aruspices et les devins à se trouver eux-mêmes grotesques ; il se moqua si bien des oracles qu’ils finirent bientôt par ne plus oser parler. On peut dire qu’aujourd’hui un homme passe pour éclairé à proportion du mépris qu’il professe pour tout ce qu’Épicure a méprisé. Sans doute nous n’admettons pas tout ce qu’il affirme, mais nous nions presque tout ce qu’il nie. Que nous importe que son système soit erroné, comme tous les systèmes, si sa critique a dissipé de pires erreurs, si elle a en quelque sorte nettoyé la nature et la raison ? Sa théologie est misérable, mais elle a eu du moins le mérite de détruire une théologie plus misérable encore ; sa physique est mauvaise, mais elle a rendu possible la bonne. La science moderne n’a fait de progrès que pour être devenue épicurienne, pour avoir cru à des lois invariables ; le bon sens public est devenu épicurien, puisqu’il n’a plus peur de la nature ; ce que nous appelons instruire le peuple, c’est l’élever en physique à la lumière de l’épicurisme… Tous tant que nous sommes, vous et moi, que nous le sachions, que nous le voulions ou non, nous portons en nous non pas le système, mais l’esprit de la doctrine, car, il ne faut pas l’oublier, la grande pensée du maître, à laquelle tout est subordonné, fut de délivrer la nature de toutes les puissances occultes, malfaisantes, ridicules, qui troublaient l’univers et l’homme. Sans doute ce n’est pas à Épicure seul que nous devons ce bienfait ; mais le premier il a fait effort pour le répandre sur le monde. C’est là ce qui rend sa doctrine respectable malgré ses erreurs, c’est là ce qui donne encore aujourd’hui un si grand intérêt au poème de Lucrèce. Le poète a célébré en vers magnifiques une grande vérité