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Je conviens que les hommes de notre temps doivent croire aisément que l’imagination de Bossuet se passait de pareilles images parce que la leur s’en passe en effet ; ils sont remplis de l’esprit moderne, ils ont lu Molière, qui n’a pas craint de rire des « chaudières bouillantes » dans l’École des Femmes, l’année même où Bossuet prêchait son premier carême à la cour. Autour de nous les âmes religieuses se préoccupent assez peu en général de ces vieilles terreurs, et s’en tiennent volontiers aux espérances quand leur pensée va au-delà de la mort. Elles aiment à concevoir surtout l’autre vie comme la réparation des misères de celle-ci. Le pauvre peut-être pense à l’enfer pour y placer le mauvais riche ; mais ni le riche ni le pauvre n’y pensent pour eux-mêmes ni pour les leurs. Une femme pieuse se dit qu’elle retrouvera dans le ciel un fils aimé, l’idée que ce fils pourrait être un damné n’entre plus en elle. Une morale nouvelle a mis le dogme dans l’ombre, sans avoir la force de l’effacer ; la doctrine ne s’est pas épurée, la foi s’est affaiblie. Je regrette donc tant d’efforts perdus à concilier les leçons d’Épicure avec des croyances toutes contraires, et je suis fâché que M. Martha ait négligé l’avertissement que lui donnait un maître qu’il aime et respecte autant que moi. M. Patin avait avoué franchement, quoiqu’avec regret, le sens des combats livrés par Lucrèce. « Ce n’est pas le paganisme seul, comme on l’a dit quelquefois, que menace sa victoire, c’est la religion elle-même » (leçon du 6 décembre 1859). Le mot est vrai, soit qu’on entende par la religion une foi générale commune à toutes les religions, soit qu’on appelle ainsi l’ensemble des croyances, des pratiques et des habitudes dont se compose la religion même qui règne au temps et au pays où nous sommes et au sein de laquelle nous vivons.

C’est la religion prise dans ce dernier sens qui touche particulièrement les hommes ; là est la cause du vif intérêt que la lecture de Lucrèce inspire, et les critiques que je viens d’indiquer rendent seules toute leur grandeur à la pensée de Lucrèce et à son œuvre. Si en effet Épicure et son disciple n’avaient fait la guerre qu’à une superstition qui n’existât plus, aujourd’hui, ou bien qui ne se conservât que parmi les esprits du dernier étage, et qui fût désavouée de tout ce qui a quelque rang et quelque autorité entre les croyans, nous lirions encore le poète avec admiration sans doute, mais sans émotion ; nul n’aurait à se débattre contre lui, et feux au contraire qui sont avec lui ne lui seraient reconnaissans de ce qu’il a fait que par un effort de justice. Ce qui les échauffe et les transporte, c’est la conviction que cette paix de la raison à laquelle Lucrèce aspirait n’est pas encore assurée aux hommes, c’est qu’il leur paraît qu’ils trouvent trop souvent autour d’eux et la sagesse étroite qui recule devant toute vue large de la nature, et la peur des âmes faibles, et l’esprit despotique qui les effraie, et les iniquités enfin commises par les hommes au nom du ciel. Quand ils relisent ce vers célèbre :

Tantum religio potuit suadere malorum,