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soutient pas dès qu’on se replace dans la suite des textes. Le second passage, pris du sermon sur la gloire de Dieu dans la conversion des pécheurs (pour le troisième dimanche après la Pentecôte), est le seul qui puisse tromper. « Passant plus outre, je dis qu’ils commencent leur enfer même sur la terre et que leurs crimes les y font descendre, car ne nous imaginons pas que l’enfer consiste dans ces épouvantables tourmens, dans ces étangs de feu et de soufre, dans ces flammes éternellement dévorantes, dans cette rage, dans ce désespoir, dans cet horrible grincement de dents ; l’enfer, si nous l’entendons, c’est le péché même. » Mais en disant que les pécheurs ont déjà l’enfer dans leur cœur et sur la terre, il entend bien néanmoins qu’ils le retrouveront ailleurs pour l’éternité, et qu’à l’horreur du péché se joindront alors toutes les horreurs des supplices. Quelques lignes plus loin, il nous parle en effet de « ces effroyables cachots où sont tourmentées les âmes rebelles. » M. Martha cite encore dans une note une phrase du sermon sur les souffrances (deuxième sermon pour la fête de l’exaltation de la sainte croix). « Si vous voulez voir, chrétiens, des peintures de ces gouffres éternels, n’allez pas rechercher bien loin ni ces fourneaux ardens, ni ces montagnes ensoufrées qui vomissent des tourbillons de flammes et qu’un ancien appelle des cheminées de l’enfer, ignis inferni fumariola. Voulez-vous voir une vive image de l’enfer et d’une âme damnée, regardez un pécheur. » La citation s’arrête trop tôt, et il fallait achever la phrase : « regardez un pécheur qui souffre et qui ne se convertit pas. » L’idée que Bossuet développe est qu’il y a deux sortes de peines, celles de cette vie ou celles du purgatoire, qui amènent la pénitence et qui sauvent, et celles de l’enfer, qu’il définit la peine sans la pénitence, et dont il dit encore : « La damnation éternelle est un effet de pure vengeance, et ne peut jamais nous tourner à bien. » Et voici enfin commuent il parle dans le sermon sur les fondemens de la vengeance divine (troisième sermon pour le premier dimanche de l’avent) : « Ainsi toujours vivans et toujours mourans, immortels pour leurs peines, trop forts pour mourir, trop faibles pour supporter, ils gémiront éternellement sur des lits de flammes, outrés de furieuses et irrémédiables douleurs. » Je n’achève pas cette peinture ; mais, on le voit bien, la thèse que l’essence de l’enfer est dans le péché n’est qu’un raffinement mystique sans conséquence, qui ne fait aucun tort à l’enfer barbare de la tradition. La foi de Bossuet sur l’enfer est la même que celle de l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ : « on fondra sur les voluptueux de la poix bouillante et du soufre puant ;… là les damnés n’ont ni repos ni consolation » (I, XXIV, 3) ; elle est encore celle de l’orthodoxie d’aujourd’hui. Il n’y a donc pas moyen à ce propos de placer Lucrèce sous le patronage du grand évêque, et loin qu’on doive « aller jusqu’à Bossuet » pour retrouver le sentiment si beau et si pur que le critique admire, il faut au contraire l’aller puiser, loin de la théologie, à la sagesse libre et humaine de l’antiquité.