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pitoyables et des vues très hautes, dues aux grands penseurs qui ont créé en Grèce la philosophie ; il rapproche de ces vues élevées celles des modernes, et les noms de nos savans viennent naturellement se placer sous sa plume, quand il trouve dans son poète la pluralité des mondes, ou les combinaisons des atomes, ou ce qu’il a droit d’appeler la doctrine de la sélection, ou enfin certains aperçus cosmogoniques. Ce sont encore les origines philosophiques de Lucrèce, mais plus encore ses origines poétiques, qu’il étudie dans Empédocle, et il avance à ce propos une conjecture qui me paraît très plausible, c’est que l’idée de l’invocation à Vénus pourrait bien être venue du poète grec, qui expliquait, comme on sait, la nature par l’action de la sympathie et par sa lutte contre le principe contraire, principe de discorde et de combat. Dans un dernier chapitre intitulé Tristesse du système, M. Martha met en lumière l’esprit de découragement et de désespoir qui possédait l’humanité en cette époque malheureuse, et dont s’inspiraient également des doctrines bien différentes, puisque les idées des disciples d’Épicure sur la fin prochaine du monde allaient être aussi celles des chrétiens. Columelle, écrivant un siècle plus tard son livre sur l’agriculture, se croyait obligé de protester contre la plainte de Lucrèce, que la terre est épuisée comme une femme qui ne peut plus avoir d’enfans, et de soutenir qu’au contraire la terre est toujours jeune et féconde pour qui sait employer ses forces. Ce résumé ne donne qu’une idée très imparfaite de tout ce qu’on apprend dans le livre de M. Martha, fruit d’une étude aussi pénétrante que complète. Je n’ai pas besoin de dire que l’auteur a profité de tout ce qu’on avait fait avant lui sur Lucrèce, et en particulier de l’enseignement du maître dont il est le suppléant à la Faculté des Lettres dans le cours de poésie latine. Il a cité souvent M. Patin, il l’aurait cité, je crois, plus souvent encore, si ces excellentes leçons, publiées depuis, n’avaient été, au moment où M. Martha faisait son travail, dispersées dans des feuilles qu’on n’avait pas toujours sous la main.

Tout cela est écrit dans le meilleur style et avec le plus vif sentiment de la poésie de Lucrèce. L’auteur a cédé à ce sentiment jusqu’à traduire en vers français tous les morceaux qu’il a cités, et ce sera là pour beaucoup de personnes un des principaux attraits de son livre. Pour moi, je dois l’avouer, je me défie de la traduction en vers ; je crains que les gênes de la versification ne fassent plus que compenser pour le traducteur l’avantage d’une forme plus riche. Cependant je dois reconnaître que, s’il y a un genre de poésie qui convienne au génie de notre versification, c’est évidemment le genre didactique. Ce que M. Martha s’est plus particulièrement proposé de rendre, c’est la simplicité de la phrase de Lucrèce : il ne fallait pas moins pour cela qu’un vers assoupli par toutes les nouveautés poétiques de notre temps ; mais M. Martha est le premier à sentir et à dire qu’il lui faut rester loin de la magnificence du texte. Il en reste plus loin, je crois, qu’il n’aurait fait avec de la prose, une prose