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n’est pas équitable, et elle doit être repoussée, car, s’il est vrai que ces doctrines soient fort célébrées par quelques-uns, ce que j’ignore, elles sont en revanche tant insultées et tant calomniées par beaucoup d’autres, elles sont si mal accueillies par les corps constitués et les autorités de toute espèce, elles sont si évidemment un obstacle et non pas une aide aux ambitions les plus légitimes, qu’il y a plus que compensation. M. Martha, qui a l’âme délicate, conviendra bientôt, pour peu qu’il y réfléchisse, que, s’il est parfaitement légitime de désavouer ces doctrines quand on ne les partage pas, cela ne saurait avoir un mérite particulier, ni être plus honnête que le contraire.

Je goûte également dans le livre de M. Martha les vues historiques, le sentiment littéraire, la pensée philosophique. J’y trouve d’abord non-seulement une pleine connaissance, mais, ce qui est plus rare et plus précieux, une pleine intelligence de l’histoire suivant l’esprit de notre temps ; car c’est une étude historique que l’auteur a voulu faire plus encore que l’examen détaillé d’un beau poème au point de vue de l’art : c’est ce qu’il a exprimé par le sous-titre de son livre. Remontant jusqu’à la naissance de l’école d’Épicure, M. Martha fait une excellente analyse des conditions historiques qui l’ont produite et qui se reflètent dans ses doctrines. Il insiste justement sur ce point, qu’elle constitue une véritable religion, et que, seule entre toutes les écoles, elle avait un symbole arrêté par le maître, dont pas un disciple ne se permettait de s’écarter sur aucun point, de sorte qu’Épicure était tenu pour infaillible. Il analyse avec le même bonheur la vie de Lucrèce et son temps, l’anarchie romaine, le besoin de la paix qui tourmentait les hommes d’alors, et qui était précisément celui que la doctrine d’Épicure promettait de satisfaire, la physionomie nouvelle que prit cette doctrine sous l’influence du génie romain, qui donna à la philosophie même de l’indolence un accent stoïque, enfin l’enthousiasme d’apôtre avec lequel le poète révolutionnaire fait la guerre dans l’ordre de la pensée à toutes les traditions du passé. Étudiant sa morale, il signale d’abord la vivacité avec laquelle Lucrèce défend le libre arbitre, thèse qui n’est pas d’ordinaire celle des philosophes irréligieux (M. Patin avait déjà relevé cette espèce de contradiction), puis il montre avec beaucoup de sagacité qu’il ne faut voir là que le parti-pris d’ôter aux dieux le gouvernement de la volonté humaine aussi bien que celui de la nature extérieure. Le chapitre de la Science de Lucrèce et celui qui le suit et qui s’y rattache sont des plus intéressans. M. Martha y rend très bien compte de cette ignorance voulue de l’école d’Épicure, qui accepte avec une suprême indifférence toutes les explications naturelles des phénomènes, sans se soucier de "savoir si celle-ci vaut mieux que celle-là, pourvu que l’explication surnaturelle soit exclue, et s’accommode également d’une théorie savante ou d’une imagination enfantine.

Il signale à la fois dans la physique de Lucrèce des erreurs