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un plat d’or, on ne le troublera pas dans ses goûts, et on le garantira contre les accidens. C’est ainsi que d’un jour à l’autre les chances varient, au moins en apparence. Ce qu’il y a de plus singulier au milieu de cette incertitude, c’est qu’il y a peu de temps le général Prim déclarait avec une parfaite assurance devant les cortès qu’on pouvait être tranquille, que le gouvernement était fixé dans son choix, que chaque député savait bien quel serait son roi. Chacun sait bien en effet quel est le roi de son choix, chacun a le sien, ce qui n’est pas une raison pour que le pays soit mieux renseigné, puisque le général Prim, en paraissant s’expliquer si clairement, n’a rien dit du tout.

Le plus clair est que gouvernement et cortès sont à peu près à bout, et qu’ils ne peuvent plus faire un pas sans se heurter contre quelque obstacle redoutable, contre quelque péril de conflagration. Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, fait ce qu’il peut pour se retenir sur cette dangereuse pente. Il lève son contingent militaire, puisqu’il faut bien une armée tant que la paix universelle n’est pas décrétée ; malheureusement il rencontre la répugnance fort naturelle des populations. Il propose en ce moment un emprunt, puisqu’il faut bien faire face à un déficit de plus de 2 milliards de réaux et à des nécessités croissantes ; par malheur, il ne suffit pas de voter un emprunt, il faut le placer, il faut du crédit, et le crédit ne se fonde pas sur la méfiance générale. Le gouvernement multiplie ses efforts pour maintenir l’ordre matériel, ou pour le rétablir quand il est violemment troublé ; mais il a devant lui, autour de lui, les républicains, qui le harcèlent, les carlistes, qui épient l’occasion de prendre les armes, les partisans de la reine Isabelle, qui reprennent courage, tous les partis, toutes les factions, qui retrouvent l’assurance. Chaque jour, on parle de l’inviolable souveraineté des cortès, et jamais on n’a parlé plus haut de coups d’état. Notez qu’avec cela l’Espagne en est à se demander si elle ne va pas perdre sa belle colonie de Cuba, qu’on représente sans cesse comme pacifiée, et qui reste plus que jamais livrée à l’insurrection. De toute façon, les difficultés s’accroissent, le péril grandit au-delà des Pyrénées, et pendant ce temps le général Prim vient de profiter des vacances de Pâques pour aller avec ses amis chasser dans les montagnes de Tolède ; il abat du gibier pour se distraire, et il aura pu, lui aussi, écrire à Madrid :

Madame, il fait grand vent, et j’ai tué six loups.

Et dire que sans le télégraphe nous aurions ignoré peut-être cette mémorable aventure ! Le mal, après tout, n’est pas de chasser, le mal est que l’Espagne a besoin d’un gouvernement pour sauver sa liberté, et qu’on ne voit pas encore d’où ce gouvernement peut lui venir.

Ce qu’il y a de particulier, c’est que le Portugal, qui refuse un roi à ses voisins de Castille, a tout l’air de se laisser atteindre par la contagion espagnole, et, chose plus bizarre encore, c’est le gouvernement qui