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sur la morphologie, passe légèrement sur le phénomène essentiel. Il s’arrête au contraire aux faits accessoires, qui le compliquent en effet parfois d’une manière extrêmement curieuse. Chez les fourmis, les neutres forment une caste à part, séparée des autres par sa structure propre tout autant que par ses instincts. Comme chez les abeilles, ce sont les travailleurs de la société ; mais, tandis que l’abeille ouvrière ressemble en somme beaucoup aux mâles et aux femelles, les fourmis neutres se distinguent nettement des autres par la forme de la partie moyenne du corps, elles n’ont jamais d’ailes, et même parfois sont privées d’yeux. Chez certaines espèces, il existe plusieurs catégories de neutres parfaitement distinctes par les formes aussi bien que par les fonctions qui leur sont dévolues. Chez les écitons, on trouve des ouvriers proprement dits et des soldats ; chez les myrmécocystus du Mexique, les neutres d’une certaine caste ne quittent jamais la fourmilière, et leur abdomen, extrêmement développé, sécrète une sorte de miel qui remplace pour cette espèce celui que des pucerons fournissent à d’autres[1]. Voilà donc dans le même nid, engendrées par le procédé ordinaire, quatre formes animales sœurs, mais différentes, et dont deux sont incapables de se reproduire. Certes le fait est étrange, et l’explication n’en est pas aisée.

Pour en rendre compte, Darwin recourt comme à l’ordinaire à l’hérédité et à la sélection ; mais le propre de l’hérédité est de transmettre et d’accumuler dans les produits les caractères, les facultés des parens. C’est là un principe que l’expérience justifie, et que Darwin invoque aussi bien que Lamarck pour expliquer les transformations de toute nature. La sélection elle-même repose tout entière sur cette donnée fondamentale. Comment donc est-il possible que des individus féconds arrivent à procréer en immense majorité des individus inféconds, c’est-à-dire privés de la faculté la plus universellement attribuée aux êtres vivans et qu’ont nécessairement possédée tous leurs ancêtres ? Il faut bien introduire ici une nouvelle hypothèse, et Darwin répond à cette difficulté en invoquant l’utilité des neutres. Les premières colonies où ils ont apparu ayant mieux prospéré que les autres, les mères qui les avaient produites auront transmis à leurs descendantes la faculté de donner naissance à des êtres semblables ; cette faculté, accrue par la sélection, a amené l’état de choses actuel. Puis il aura été utile à certaines colonies d’appliquer d’une manière plus complète encore « le principe de la division du travail social, dont l’homme civilisé a re-

  1. Darwin. On sait que la plupart des espèces de fourmis élèvent en captivité des troupeaux de pucerons pour se nourrir du suc sucré sécrété par eux. Aussi a-t-on pu dire avec raison que ces petits insectes étaient les vaches des fourmis.